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La dévaluation, non merci

Economie février 2020

La dévaluation, non merci

Certains milieux professionnels appellent de leurs vœux la dévaluation de la monnaie nationale qu’ils jugent à même de relancer la compétitivité des produits nationaux et de soutenir l’activité. À examiner cette mesure, il apparaît qu’elle est loin d’avoir la dignité d’un instrument efficace dont elle est drapée. Elle risque, au vu de ses enchaînements pervers, d’entraîner une dégradation supplémentaire de la conjoncture.

Lorsqu’un pays procède à la révision de la parité de sa monnaie, il est fréquent de lire, ici et là, que la dévaluation est, par exemple, de l’ordre de 400% ou de 1.000%. Il s’agit là d’une erreur que commettent même des plumes réputées averties, car la baisse de la valeur d’une monnaie ne peut excéder 99,99 … %. Supposons, à titre d’illustration, qu’une unité monétaire d’un pays quelconque s’échange initialement contre un dollar US, et que, par suite d’une dévaluation, il faudrait 4 unités en contrepartie de la devise américaine. La dévaluation est, dans ces conditions, de 75% et non de 300%, c’est le dollar qui se trouve réévalué dans cette proportion. La valeur d’une monnaie nationale ne peut baisser de 100%. Imaginez que le prix de votre mensuel accuse une baisse de 150%, vous auriez en plus du magazine, 15 dirhams à consacrer à l’achat d’un café pour en accompagner la lecture. Il n’y a pas que ces chiffres qui appellent un regard critique. Le credo de la dévaluation, qui retentit à intervalles réguliers, est également sujet à caution: non seulement les effets escomptés sur la balance commerciale et l’activité sont hautement improbables, mais les coûts occasionnés par la relance de l’inflation, le renchérissement de la dette extérieure, les perturbations du change, le freinage de l’innovation sont en mesure d’accentuer l’atonie de la croissance.

Recherche désespérément vertus de la dévaluation

La dévaluation produit deux effets opposés: d’un côté, la hausse du prix unitaire des importations et la diminution du prix unitaire des exportations, entraînent, à volume d’échanges extérieurs constants, une détérioration de la balance commerciale, de l’autre, la stimulation des exportations et la réduction des importations exercent une influence positive sur le solde de cette balance. Dans ces conditions, l’effet net du changement de parité dépend des élasticités des exportations et des importations aux prix. L’impact est d’autant plus favorable que ces élasticités sont élevées. La dévaluation, tant réclamée, ne peut assurer le redressement commercial car, au vu de la composition du flux d’échanges, les demande d’importation et celle d’exportation sont faiblement élastiques. Au contraire, elle aggrave le déséquilibre parce que les effets prix sont immédiats et risque d’induire des pressions à la dépréciation a fortiori lorsque les effets quantité interviennent peu.

En tant qu’instrument d’ajustement, la dévaluation présuppose que les offres domestiques et étrangères des biens répondent instantanément à la demande. Même si ces conditions de flexibilité sont réunies, la dévaluation ne produit pas les effets escomptés. Ces derniers sont conditionnés également par le pouvoir de marché des entreprises Ainsi, si les firmes ont une marge de liberté en matière de fixation des prix, elles peuvent déjouer les effets de la dévaluation en révisant leur facturation. Les firmes locales peuvent, par exemple, accroître les prix à l’exportation préférant ainsi augmenter leurs profits immédiats. Les firmes étrangères peuvent, de leur côté, baisser leur prix pour conserver leurs parts de marché. En deuxième lieu, le freinage des importations provoque, en l’absence de substitution par des produits locaux, un creusement du déficit commercial et agit négativement sur l’activité et l’emploi. Enfin, si l’offre domestique réagit favorablement à la baisse des prix à l’exportation, la réponse à la demande externe passe, en cas de saturation des capacités de production, par une extension des capacités productives, laquelle requiert une hausse des importations qui vient grignoter l’incidence favorable de l’augmentation des recettes d’exportation. En présence de rigidités, les chances de succès de la dévaluation sont tout aussi réduites. Dans le cas où la production des biens destinés à l’exportation est soumise à des contraintes techniques imposant des combinaisons fixes entre biens d’équipement et biens intermédiaires importés, la variation du taux de change n’entraîne pas une baisse des importations. Il en est de même lorsque celles-ci sont régies par des contrats entre les entreprises domestiques et leurs partenaires étrangers.

Inflation, change, compétitivité et croissance

De par le renchérissement des importations, la dévaluation se traduit par une hausse des prix susceptible de se propager à l’ensemble des activités par suite de la hausse directe des coûts des biens intermédiaires, laquelle se transmet aux biens de consommation du fait des réajustements. La baisse du pouvoir d’achat corrélative se répercute sur la demande globale et le niveau d’activité. A cet effet s’ajoute la contraction de l’offre que suscite le ralentissement du crédit bancaire. Les banques sont incitées, dans un contexte d’inflation croissante, à accroître les taux d’intérêt et les primes de risque. Ce faisant, elles procèdent à des rationnements financiers qui viennent peser sur les projets des entreprises. La dévaluation exerce également un impact négatif sur la dette extérieure. Elle renchérit les emprunts privés libellés en devises étrangères et le service de la dette et limite, par conséquent, la marge de manœuvre des autorités budgétaires renforçant ainsi les restrictions de la demande agrégée. Dans le même temps, elle réduit la valeur des actifs libellés en monnaie nationale et décourage les investisseurs étrangers.

Procéder à la dévaluation comporte un triple risque en matière de change. La révision de la parité pourrait être interprétée comme le signal d’une divergence entre le cours actuel du dirham et sa valeur d’équilibre suscitant ainsi un retournement de l’opinion des opérateurs sur l’évolution future de la monnaie nationale. L’anticipation de la dépréciation se traduit, dans ces conditions, par la baisse de la valeur actuelle. Une telle situation est susceptible d’alimenter des comportements spéculatifs dans le cas où les intervenants sur le marché de change parient sur la poursuite de la dépréciation. Ensuite, la dévaluation peut être perçue comme un indice révélateur de l’inopportunité de l’amorce de la flexibilité du dirham jetant ainsi le doute sur l’argumentaire promu par Bank Al-Maghrib en faveur de celle-ci. Enfin, baisser la parité alors que la deuxième phase de l’élargissement de la zone de flottement est en préparation, est susceptible d’affaiblir davantage le climat de confiance en créant des tensions financières qui viennent affecter l’incitation à investir, la croissance et l’emploi. La politique de change à l’œuvre depuis bientôt deux ans est destinée à renforcer la crédibilité et donc à éviter les surprises de modifications de parité qui, pour être brutales, compromettent la cohérence de la politique économique et, partant, son objectif primordial de stabilité.

L’appréciation du change a, la doxa de la promotion de la compétitivité aidant, mauvaise presse. Or, elle est à même d’exercer à terme des effets vertueux. Elle réduit les coûts des biens importés et participe de ce fait à la maîtrise de l’inflation. En accentuant les pressions concurrentielles, elle peut briser la trappe à routine qui tient à la faiblesse des incitations à améliorer l’efficacité productive, favoriser la compétitivité structurelle et le redéploiement vers des produits à plus forte valeur ajoutée. De telles incidences, soutenues par une politique industrielle appropriée, peuvent contribuer à l’amélioration de la balance commerciale et du potentiel productif.

Par ces temps où l’économie marocaine a du fil à retordre, la dévaluation du dirham serait une mesure contreproductive qui viendrait aggraver le déficit d’activité et son corollaire, le déficit social. C’est dire que le plomb des intérêts privés des entreprises exportatrices ne saurait se transformer en or du bien commun.

Rédouane Taouil:  Professeur agrégé en économie à l’Université de Grenoble.