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Impensés d’un débat

Economie octobre 2019

Impensés d’un débat

L’exercice de recommandations dans le cadre de la réflexion sur le modèle du développement à promouvoir est allé bon train cet été. La nouveauté tant invoquée apparaiît suspecte, outre que ces recommandations se situent dans le sillage des politiques publiques à l’œuvre depuis plus de deux décennies, la définition des enjeux du développement reste largement lacunaire.

Quiconque suit le débat sur le modèle de croissance, initié il y a bientôt deux ans, reconnaît qu’il a l’indéniable mérite de briser le silence sur la qualité des performances de l’économie marocaine et les limites des politiques économiques. Le retournement des positions et des appréciations est manifeste: des représentants des instances de décision publiques, des politiques et experts, quasiment muets sur ces sujets, n’hésitent pas aujourd’hui à évoquer le déficit d’activité, le chômage, la précarité ou les carences des services éducatifs et de santé, et à préconiser des mesures qu’ils placent sous l’égide d’un «nouveau modèle de développement». A interroger les mesures prônées ici et là, force est de constater cependant qu’elles réitèrent, sous forme de poncifs, des propositions qui se situent dans le droit fil des actions publiques menées depuis plus de deux décennies. Ce faisant, elles laissent dans l’ombre non seulement les facteurs majeurs d’inefficience, mais aussi le contenu et les enjeux de l’objectif suprême du développement.

La prégnance de la vulgate

Keynes aimait à répéter qu’il est fort malaisé de s’affranchir des idées anciennes tant elles s’immiscent dans tous les recoins de l’esprit. A voir les interventions de think thank, d’organisations professionnelles ou des discours experts, on ne saurait manquer de songer à cette assertion de cette figure centrale de la science économique au XXe siècle qui s’avère encore plus pertinente lorsque ces idées sont converties en doxa formée de propos placés à l’abri du doute. Elles procèdent, en effet, à la répétition des bienfaits prêtés à l’impact de la concurrence sur l’efficacité, à l’amélioration de la gouvernance d’Etat et à la baisse de la pression fiscale et au contrôle des dépenses publiques, à la réduction du niveau de la réglementation et à l’extension des incitations au secteur privé, au soutien à la compétitivité et à la flexibilité des marchés. La préconisation de ces principes, qui se rattachent aux politiques de l’offre, soulève une triple objection. D’abord, l’invocation de la nouveauté à leur égard est suspecte. C’est à ce référentiel de l’offre que s’adosse la politique économique. Depuis l’orée des années 2000, la régulation conjoncturelle est encadrée par des dispositifs institutionnels destinés à garantir la limitation du déficit budgétaire, la soutenabilité de l’endettement et la maîtrise de l’inflation. L’adoption de règles intangibles dans ce domaine est tenue pour une condition sine qua non à l’allocation des ressources. D’autre part, les autorités publiques promeuvent des réformes de structures destinées à libérer les marchés des produits, du travail et du crédit des entraves réglementaires, à renforcer la concurrence et à élever le potentiel de croissance. S’agissant des plans sectoriels, ils relèvent manifestement de la logique de l’offre comme en témoignent leurs dispositifs incitatifs. Ensuite, la pertinence des recommandations est tributaire de l’élaboration argumentée d’un diagnostic de l’économie nationale. Formuler des mesures en faisant bon marché de cet impératif de diagnostic revient à exonérer ces mesures de preuves et de fondements assurés. Enfin, sans ce préalable nécessaire à la caractérisation des voies à emprunter, les recommandations se ramènent à un inventaire qui juxtapose des propositions vouées à être incohérentes, contradictoires, incertaines faute d’un référentiel de valeurs, de normes, d’objectifs et d’instruments.

La cantatrice chauve

En dépit de son usage fréquent, le terme de développement ne fait pas l’objet d’une formulation digne de la place clé qui lui revient. Soit il est assimilé purement et simplement à la croissance comme l’atteste le recours à «modèle de croissance» et à «modèle de développement» comme des vocables équivalents, soit il est tenu pour une évidence qui n’appelle pas une construction de sens. Il en est de même pour la «justice sociale» qui reste largement impensée. Le développement et la justice sociale s’apparentent ainsi à «la cantatrice chauve» de la pièce de théâtre d’Eugène Ionesco: les personnages des Smith, des Martin occupent le devant de la scène mais la cantatrice qui semble, à en croire le titre, centrale est… absente. Or, l’enjeu de la réflexion sur une nouvelle voie requiert la redéfinition du développement comme cadre global des politiques publiques. Celles-ci génèrent en effet des avantages et des coûts et agissent par là sur les ressources et les droits des gens. En ce sens, le développement ne peut être saisi sans la démocratie et l’exercice des libertés. Le rationnement persistant de l’accès à l’emploi et la montée des inégalités, vices marquants du comportement de l’économie marocaine entraînent, à travers la disqualification sociale, une restriction des opportunités à bâtir des choix de vie et partant des capacités. Pour autant, la conception d’une autre voie devrait se faire à de nouveaux frais en prenant en compte la nécessité de l’élargissement de ces capacités. Le privilège exorbitant conféré aux politiques de l’offre ignore cette dimension essentielle du développement. A témoin le plaidoyer en faveur de la flexibilité du marché du travail. Mise en avant comme une solution de l’équation de la compétitivité et de l’emploi, la flexibilité accrue du marché du travail ne possède pas les vertus qui lui sont conférées. La limitation des contrats à durée indéterminée, le développement prioritaire des contrats temporaires comme la réduction de la protection de l’emploi n’apparaissent pas en mesure de stimuler l’activité et l’emploi ou développer des incitations à innover. La flexibilité de fait, qui est le lot d’une large fraction des salariés comme le montrent les enquêtes du HCP, conduit à une trappe de bas salaires dont le corollaire est un faible niveau de productivité. En étendant, les facilités de licenciement conduisent les entreprises à ne pas investir dans les compétences spécifiques des travailleurs et à préférer le licenciement à l’amélioration de la productivité. Ainsi, se trouvent découragés l’apprentissage par la pratique et la mise en place d’innovations. Cette trappe à bas salaires constitue un frein à l’exercice des libertés substantielles. L’étendue de ces libertés est restreinte suite au renforcement des pauvretés d’accessibilité et de potentialités. La pauvreté d’accessibilité, qui résulte du faible accès aux services d’éducation et de santé, est significative des contraintes qui pèsent sur les choix des personnes. Le rationnement de l’accès à ces services de base est une privation des libertés qui conditionnent les pouvoirs d’être et d’agir. Cette pauvreté se conjugue avec le manque de potentialités, qui découle de l’absence de dotations en capital physique ou financier et du défaut d’insertion sociale. Les inégalités d’accès à la santé, à l’éducation et à un certain niveau de bien-être matériel traduisent une insuffisance des droits à des choix de vie qui nuit d’autant aux potentialités que la qualité de l’offre scolaire et des services de santé va en se dégradant. Les individus qui ne peuvent, faute de ressources, investir dans l’élargissement de leurs capacités, expriment une faible demande en matière d’éducation, ce qui réduit leurs possibilités d’insertion et accentue la trappe de la sous-éducation. Les personnes qualifiées, qui n’ont pas accès à l’emploi, voient leurs compétences s’éroder. Dans ce contexte, le déficit social affecte les opportunités et la cohésion sociale.

L’interrogation sur le développement est, au total, inséparable de celle du «comment vivre ensemble». Elle est nécessaire pour lever le voile sur les lieux communs comme pour évaluer la force des arguments et la pertinence des conclusions. «Prendre les idées au sérieux – soutient Dani Rodrik à l’instar de Keynes- nous aide à résoudre nombre d’énigmes de la vie sociale et politique».

Rédouane Taouil,  Professeur agrégé en économie