Elections, avance-t-on à reculons ?
Le taux de participation élevé et la défaite cinglante du PJD confèrent aux dernières élections un caractère singulier. Par ailleurs, le retour des partis de l’administration, incarné par le RNI, le PAM, et jusqu’à un certain degré le PI, suscite également l’intérêt. Mounia Bennnani-Chraïbi, Professeur à l’université de Lausanne et spécialiste des mouvements sociaux en Afrique du nord, et Lahbib Kamal, coordinateur national du Collectif associatif pour l’observation des élections (CAOE), dissèquent à chaud les résultats de ces élections à l’aune de l’évolution de l’intérêt porté à la politique au Maroc de manière générale.
Quelle est votre réaction par rapport aux résultats des dernières élections ?
Mounia Bennani-Chraïbi: Je m’attendais à ce que le PJD reçoive une claque, mais pas à ce point. Mais, à l’inverse de ce qui a pu être proclamé, le taux de participation de 50,18% n’a rien d’exceptionnel. On tend à le comparer au taux enregistré pendant les élections législatives de 2016, qui était de 42%. Or, le 8 septembre, trois scrutins ont été organisés simultanément. Sachant que les élections communales tendent à mobiliser plus que les législatives, il faudrait donc comparer le taux de 2021 à celui des communales de 2015 qui avait atteint 53,7%. De plus, le nombre de personnes qui se sont effectivement déplacées vers les urnes nous donne un pourcentage d’environ 35% de la population en âge de voter.
Mais il y a eu quand même 9 millions d’électeurs qui ont voté…
Mounia Bennani-Chraïbi: Oui. Mais il ne faut pas oublier que la population a augmenté d’environ deux millions depuis les dernières législatives. En 2016, la population en âge de voter était estimée à 23,6 millions. En 2021, elle est estimée à plus de 25,2 millions. Le nombre des inscrits et des citoyens a donc suivi la même courbe. Après, une tendance générale s’esquisse: la participation est plus forte dans le monde rural que dans les zones urbaines. Par exemple, le taux de participation à Sidi Belyout n’a pas dépassé 18%.
Cette hausse n’est-elle pas le résultat du changement du mode de calcul, basé sur les inscrits ?
Lahbib Kamal: Je pense que cela n’est pas lié au mode de calcul. Nous sommes passés de 15,7 millions à 17,5 millions d’inscrits entre 2016 et 2021. Il ne faut pas oublier aussi le jumelage entre les élections locales et législatives qui a boosté la participation. Cela dit, et c’est une de nos remarques majeures au sein du Collectif, nous n’avons pas encore les détails des chiffres qui nous permettraient d’analyser le taux de participation.
Est-ce que les élections au Maroc ne sont organisées que pour donner une illusion de démocratie ?
Lahbib Kamal: Les élections sont fondamentales dans chaque société. Nous ne pouvons pas remettre en cause la légitimité du processus électoral, après avoir bataillé pendant des décennies pour le mettre en place. Cela étant, nous savons pertinemment que la limite de participation existe. C’est pour cela que nous travaillons depuis longtemps sur l’amélioration de la participation aux élections. Comment? En mettant en place tous les mécanismes de démocratie participative. Dans tous les pays, 51% des voix imposent leur point de vue aux 49% restants.
La question qui se pose à mon sens n’est pas la légitimité légale, mais plutôt populaire. Elle se pose de manière systématique à chaque rendez-vous électoral. Pour cause, le taux réel de participation a été de l’ordre de 12% en 2016 et de 15% aujourd’hui, reportés au potentiel de vote. Mais c’est vrai que ce n’est pas le mode de calcul en vigueur qui est, lui, basé sur les inscrits.
Est-ce qu’on peut dire que le mode de calcul fausse le taux de participation, mais permet de remédier à l’abstention ?
Lahbib Kamal: Ce sont deux choses différentes. C’est l’organisation de deux élections, locales et législatives, qui a faussé le taux de participation. Je pense que les politologues ont déjà suffisamment expliqué le fonctionnement de l’ingénierie des élections législatives, pas seulement au Maroc. Le taux de participation dans ce type d’élections est bas. C’est un phénomène universel. Plusieurs paramètres interviennent dans le cas des élections communales et rendent la participation plus importante.
Mounia Bennani-Chraïbi: Mais il faut dire que la crise de la représentation politique est beaucoup plus importante au Maroc. Dans les régimes démocratiques, on explique souvent l’abstention par le sentiment d’illégitimité et d’incompétence, ou par le déficit d’insertion sociale. Dans un autoritarisme électoral comme celui du Maroc, il faut également convoquer d’autres explications. Certains considèrent que le jeu politique est illisible. D’autres s’abstiennent parce qu’ils pensent que la compétition électorale ne porte pas sur les enjeux essentiels du pouvoir. D’autres encore considèrent que leur voix sera perdue, puisque les coalitions gouvernementales hétéroclites rassemblent souvent les adversaires de la veille. Ces éléments amplifient le rejet et le manque de confiance dans les élites politiques.
Qu’est-ce que vous appelez autoritarisme électoral ?
Mounia Bennani-Chraïbi: C’est un régime qui présente quelques éléments institutionnels démocratiques de base: par exemple, des élections régulières et plus ou moins compétitives. Mais les instances élues ne détiennent pas l’essentiel du pouvoir politique. Les principaux détenteurs du pouvoir disposent de domaines réservés sans être soumis à une reddition des comptes. Dans ce type de régime, la confiance dans les élites politiques est très faible.
Est-ce que les instances élues disposent des prérogatives légales ou constitutionnelles nécessaires pour que les élections soient qualifiées de crédibles ?
Lahbib Kamal: D’un côté, il y a un processus décisionnel qui échappe certainement aux instances élues. D’un autre côté, aucune loi ou personne n’empêche les partis de faire appel à leurs prérogatives. Par contre, il y a un manque de courage de la part des partis, face au poids de l’institution monarchique. Néanmoins, lorsqu’on réagit de manière épidermique à cette situation, on n’est pas conscient des évolutions qui s’opèrent, à la fois, au sein des partis et de la population. Nous assistons aujourd’hui à un niveau de conscience politique élevé, même si le débat prend parfois une dimension polémique et caricaturale. On ne tient pas compte aussi des bouleversements qui se produisent au sein de la société. Ces bouleversements ont par le passé abouti à l’élection d’élus qui se sont retrouvés limités dans leur champ d’action. Cela ne date pas d’aujourd’hui. Au sein du Forum Alternatives Maroc, nous avons organisé un événement qui a réuni environ 300 élus afin de débattre de la mutation des contestations après les élections communales de 2009, à la lumière de l’expérience d’Ifni. Cette thématique répond en partie à la question: peut-on transformer le système de l’intérieur? L’expérience a montré que les élus qui avaient ce genre d’aspiration ont déçu, faute de moyens et de prérogatives pour satisfaire les revendications populaires. C’est le cas en ce qui concerne les élus issus du mouvement contestataire de Jerada et du Hirak du Rif. A ce propos, le taux de participation à Al-Hoceïma était très bas, pour des raisons évidentes.
Pour revenir à la question des mutations sociales, c’est une thématique sur laquelle doivent se pencher les chercheurs. Les Marocains ont démontré qu’ils sont capables de prendre des initiatives, de prendre part à une campagne électorale, de boycotter, de voter, etc. Il faut reconnaître et respecter ce degré de conscience politique…
Mounia Bennani-Chraïbi: En effet, il faut prendre en considération différents lieux du politique: les débats politiques au travers des réseaux sociaux, l’importance des mouvements sociaux qui se sont développés au cours des deux dernières décennies, ou encore l’investissement dans l’action associative. Cela dit, pour revenir à l’idée de changement, depuis la fin du siècle dernier, toute ouverture du système politique marocain s’accompagne d’un dispositif politique pour l’atténuer. Il est vrai que les instances élues ont des prérogatives. Mais, en même temps, plusieurs éléments réduisent leur marge de manœuvre. Jusqu’ici, tout a été fait pour empêcher qu’un parti puisse imposer sa domination par les urnes. Par exemple, en dépit de sa victoire électorale en 2016, le PJD s’est vu imposer la configuration de la coalition gouvernementale et tous les grands ministères lui ont échappé. Le compromis s’impose d’autant plus que les grandes orientations relèvent de l’institution monarchique. D’une certaine manière, ce système broie les partis qui ont une marque politique. Reste à souligner que les transformations politiques que le Maroc a connues ont favorisé une appropriation du registre du droit par de plus larges catégories sociales.
Comment cela s’est-il traduit sur le terrain ?
Mounia Bennani-Chraïbi: Dans un contexte de clientélisme électoral concurrentiel, des dominés mobilisent des réseaux et se saisissent du moment électoral de manière pragmatique pour tenter d’obtenir des services à titre individuel ou collectif. À d’autres moments, ces mêmes réseaux peuvent se mobiliser en recourant au registre du droit pour protester, contre une opération de délogement par exemple. D’ailleurs, si l’on examine les vagues protestataires que le Maroc connaît depuis une vingtaine d’années, on constate que leurs localisations s’étendent au-delà des grandes villes, que les profils sociaux des protestataires se diversifient. Même les manières de protester sont plus élaborées. Les protestations qui se sont produites à Jerada et à Al-Hoceïma n’ont rien à voir avec celles de 1981, 1984 ou 1990. Les acteurs ont accumulé des ressources qui leur ont permis d’inscrire leurs actions dans la durée.
En somme, le système politique semble désajusté par rapport aux transformations sociales accélérées que la société a connues. Au niveau des arènes protestataires, un clivage structurant oppose «Maroc utile» et «Maroc inutile» sur plusieurs plans. Mais ce clivage-là ne se cristallise pas au niveau de la scène électorale, du moins à l’échelle nationale. Autrement dit, il n’y a pas de place pour l’expression des identités politiques conflictualisées au sein de la politique instituée. Celles-ci s’expriment avant tout dans les arènes protestataires.
Lahbib Kamal: Primo, il faut qu’on soit clairs: les élections ne font pas la démocratie. Les urnes ne sont qu’un élément du processus démocratique. Ni plus ni moins. Cela étant, il faut qu’elles soient régulières, transparentes et équitables. C’est pour cela qu’il y a des observateurs et des partis qui militent pour lancer le débat sur l’usage de l’argent, etc. Secundo, au fil de l’Histoire récente du Maroc, nous avons eu des gouvernements qu’on peut qualifier de «makhzéniens», même avec le PJD. J’exclus de cela le gouvernement de l’alternance, car il s’agit d’une expérience exceptionnelle qui n’est pas issue des urnes et que, d’ailleurs, l’USFP n’a pas su gérer, ni eu le courage d’aller à l’encontre de la volonté du pouvoir central.
Toutefois, au sein de notre système politique, il est clair qu’il y a une mutation et il ne faut pas analyser ce système comme un ensemble homogène et unifié. Le système électoral a évolué positivement. Nous ne sommes plus dans le tripatouillage des urnes, comme cela a été le cas avant les élections de 2002. Mais, l’ingénierie électorale ne permet pas une large victoire d’un parti quelconque, représentant une tendance quelconque, même proche du pouvoir central. L’Etat a opté pour le libéralisme, mais ce libéralisme ne peut pas aller sans le respect des libertés. Néanmoins, il me semble que l’Etat s’est avéré incapable d’intégrer cette dimension liée aux libertés (d’expression, de manifester, de s’organiser, etc.). Ces libertés vont de pair avec le libéralisme. La primauté donnée aux technocrates, notamment dans le cas de la commission du nouveau modèle de développement, ne répond pas à l’urgence de donner des réponses aux questions sociales et à celles liées justement à ces libertés. L’Etat fait le contraire en réprimant les manifestations et en condamnant les journalistes. Cela, même limité, a un impact négatif sur ce qui se fait de positif.
Qu’en est-il des modèles de pays qui réussissent économiquement et où le libéralisme économique n’est pas accompagné de respect des libertés, comme la Chine ou la Turquie?
Lahbib Kamal: A ce type d’approche manque un élément fondamental qui est la médiation sociale. La Constitution prévoit un pouvoir et un contre-pouvoir de manière à ce que les anomalies et les déviances soient signalées et corrigées. Or, on a vu avec le Hirak du Rif que l’Etat est incapable de comprendre cela.
Le débat sur un centralisme fort de l’Etat n’est-il pas d’actualité même dans les pays dits démocratiques ?
Mounia Bennani-Chraïbi: Cela dépend des expériences politiques. Cela dit, avant la pandémie, nous avons été témoins d’une grande libération de la parole au Maroc. Cela a sans doute inquiété des secteurs au sein du régime qui se sont sentis incapables de gérer ce bouillonnement autrement que par la répression. Pourtant, lorsque d’autres grandes vagues protestataires se sont produites, le régime ne répondait pas que par la répression. Les règles du jeu politique étaient plus ou moins redéfinies, des symboles de l’opposition étaient intégrés dans le jeu politique. Sachant que les problèmes de pauvreté et de chômage restent criants, des questions se posent. Est-ce que le reverrouillage répressif permettra de faire taire la voix de la rue, y compris après la pandémie? Est-ce qu’on peut réaliser le développement social tout en maintenant une économie rentière avec un chevauchement entre les positions d’accumulation du pouvoir et des richesses?
A ce propos, est-ce que la démocratie garantit automatiquement le développement social?
Mounia Bennani-Chraïbi: Au lendemain des indépendances, il y avait une doxa selon laquelle un régime fort et plutôt autoritaire était plus à même d’assurer le développement économique et social. Mais, il s’est avéré que ce type de régime suscite d’importants dysfonctionnements. Au Maroc, par exemple, l’économie de rente entrave le développement. De par sa nature même, le tissu économique peine à créer suffisamment d’emplois.
Est-ce que les élections au Maroc se sont passées dans les règles de l’art ?
Lahbib Kamal: On peut rendre justice à l’Etat à ce propos. Il y a eu un tournant très positif dans l’organisation des élections à partir de 2002. Il faut rappeler que notre Collectif a été lancé en cette année même et nous reconnaissons la légalité de ces élections et de leurs résultats. Aussi, l’arsenal juridique en matière de transparence des élections a été renforcé cette année. Nous allons bientôt sortir une analyse de cet arsenal, mais je peux souligner déjà la pénalisation de certaines infractions électorales, une procédure plus rigoureuse sur la reddition des comptes, des mesures contre le cumul des fonctions, des mesures contre le nomadisme, l’annulation du seuil électoral, l’augmentation du fonds d’appui aux partis. Cette hausse a été instituée afin que ceux-ci fassent une campagne correcte, accompagnée de mesures strictes appliquées à tous les candidats. Chaque candidat doit avoir un compte spécifique et doit être en mesure de fournir un suivi comp-table de manière à ce qu’il puisse rendre des comptes le cas échéant.
On a aussi véhiculé plusieurs hypothèses concernant ces élections…
Lahbib Kamal: Effectivement. En ce qui concerne le quotient, tout le monde a estimé que c’est une manière de fragmenter le champ politique pour avoir la mainmise dessus. Ce n’est pas le cas. Aussi, la participation des femmes n’a pas été aussi faible qu’on le croit, car nous avons pu maintenir un minimum de 90 sièges au niveau national et régional. De plus, le taux des candidats avec un âge de moins de 35 ans est de 30%. Ajouté à la tranche d’âge 35/45 ans, cela représente 58%. Au niveau des listes régionales, les femmes candidates représentent environ 40%. Cela dit, en tant que Collectif, nous continuons à revendiquer la mise en place d’une commission électorale indépendante. Nous continuons aussi à dire que l’Etat doit œuvrer pour le respect des lois qu’il a lui-même approuvées. Lors des élections, le Collectif a relevé que l’Etat n’est intervenu qu’à concurrence de 3% des infractions électorales.
Mais est-ce que l’amélioration de l’arsenal juridique a été accompagnée par une amélioration de son application?
Lahbib Kamal: Il y a eu moins d’interventions en 2021, comparé à 2016 où il y a eu plus d’interventions des agents de l’autorité locale en faveur des candidats. L’Etat, selon toute évidence, est balloté entre réussir la participation et le respect de la loi. C’est ce que nous appelons dans le jargon électoral «une neutralité passive».
Mounia Bennani-Chraïbi: Il faut également relever l’effet de l’organisation de trois scrutins sur l’établissement des PV et sur le comptage des votes. Il semble que l’épuisement a vite gagné ceux qui ont dû faire ces opérations, sans compter que les changements au niveau des modes de calcul n’ont pas toujours été assimilés.
Le taux de participation est-il le seul élément statistique qui peut nous donner une idée claire sur la désaffection populaire par rapport aux élections, ou le contraire?
Mounia Bennani-Chraïbi: Cela dépend de la manière de mesurer le désintérêt. J’ai en tête un rapport du PNUD qui date de 2010 et qui disait que les jeunes égyptiens étaient apathiques et désengagés. On connaît la suite de l’histoire. Pour en revenir au moment électoral, différentes motivations sous-tendent aussi bien l’abstention que la participation aux élections, et ce serait très utile de connaître le poids des votes invalidés dans chaque circonscription.
Lahbib Kamal: La loi ne prévoit pas le décompte des bulletins blancs. Les votes blancs doivent être comptabilisés, avec un seuil de légitimité qui nécessite de refaire les élections si ce seuil n’est pas respecté. En 2007, il y a eu des messages politiques contre les élections et les élus. Cela a posé un sérieux problème, surtout que le taux de participation a été un véritable séisme dans l’histoire électorale du Maroc. Mais cela a pu quand même donner une idée claire et une image fidèle de la réalité en ce qui concerne les élections.
Le vote obligatoire est-il une solution à la désaffection électorale ?
Mounia Bennani-Chraïbi: Qu’est-ce qu’on fait des organisations qui boycottent les élections sur une base politique et qui considèrent que les règles du jeu politique sont faussées? Instaurer le vote obligatoire donnerait à l’État les moyens de réprimer encore davantage ceux qui remettent en cause le fonctionnement de la sphère politique officielle.
Lahbib Kamal: Les résultats des dernières élections sont à l’image des efforts entrepris par certains partis et les erreurs commises par d’autres. Certes, la chute du PJD est brutale et il faut l’étudier et l’analyser.
Est-ce que les dernières élections sont un tournant dans l’histoire politique au Maroc ?
Lahbib Kamal: L’élément qui doit être étudié et analysé à mon sens est la bataille menée par les électeurs pour faire valoir leur choix et qui a même pris une forme de violence dans certains cas. Aussi, je le répète, il faut analyser les causes de la chute du PJD. Sommes-nous encore une fois en face d’un vote personnalisé ou clientéliste? Si on considère que le vote du PJD dans les élections législatives de 2016 était un vote idéologique, celui de 2021 est-il un vote-sanction? Dans le cas du PSU, un autre parti qui a une base idéologique, comment explique-t-on sa décision de faire une scission à la veille des élections? Tout cela pour dire qu’il y a des éléments que nous devons encore analyser et étudier.
Mounia Bennani-Chraïbi: Depuis le début des années 2000 se livre une lutte intense pour la codification de l’excellence politique. Elle a donné lieu à une confrontation entre des élites établies et des contre-élites incarnées par les cadres du PJD. Cela va de pair avec le récit qui loue une «gouvernance dépolitisée» et qui oppose la figure du technocrate à celle de l’acteur partisan. Le premier serait «compétent», «efficace», doté de diplômes prestigieux, et d’une expérience dans l’entreprise ou dans la haute fonction publique. Le second est disqualifié. Son incompétence serait quasiment sociale, en tout cas pour ce qui est des cadres du PJD, plutôt formés dans les écoles publiques marocaines, et situés loin des réseaux des élites économiques. Et c’est en raison d’un supposé manque de compétence et d’expérience que ces cadres légitimés par les urnes ont été écartés des gros ministères et des gros dossiers. En définitive, la victoire électorale du RNI met en scène une réconciliation entre une légitimité fondée sur les urnes et une légitimité d’ordre technocratique. D’ailleurs, le RNI a conçu une machine électorale qui combine différents leviers. Mais les ministres sortants de ce parti ont pu faire l’économie d’une reddition des comptes. Pour en revenir au PJD, il n’a pas mobilisé uniquement des votes idéologiques en 2011 ou en 2016. Les circonscriptions acquises par l’USFP en 1997 ou même en 2002 sont passées au PJD. Même des francophones des classes moyennes supérieures avaient voté pour le PJD en 2011 et en 2016, plaçant leurs espérances dans des «candidats intègres». Le PJD a bien sûr perdu cet électorat. Même certains de ses militants et de ses sympathisants étaient dépités par toutes les couleuvres que les ministres du parti avalent depuis 2017. Au final, le PJD s’est vu reprocher non seulement ses propres manquements, mais également les résultats d’une politique dont il n’est ni le principal initiateur ni le seul exécutant.