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Mouna Hachim

Interview août 2021

Mouna Hachim

Mouna Hachim met sa plume au service de la redécouverte de l’Histoire du Maroc par le biais d’une approche inclusive. Pour un profil qui se dit apolitique se cachent des messages «politisés».

Qu’est-ce qui vous donne l’envie d’écrire ?

C’est la sérénité que cela me procure. Un grand moment d’évasion. Une forme d’ascèse loin de la foule et du bruit, loin du quotidien et de son agitation. Cela peut paraître paradoxal, mais ce sont des instants en dehors du temps où je reste tout de même connectée au réel de par mes engagements à l’actualité et à la défense du patrimoine.

Où trouvez-vous l’inspiration ?

L’environnement est une formidable source d’inspiration. Le déclenchement pour moi, c’est l’atmosphère où j’ai grandi. Enfant, j’étais bercée par l’univers de mes grand-mères qui, comme d’autres femmes de leur génération, étaient de véritables gardiennes de la tradition. C’étaient de grandes conteuses qui m’ont transportée chacune dans son monde fait de récits épiques, de chants, de légendes… Sans oublier la transmission des savoirs productifs, comme le travail manuel de la laine, qui part d’une matière brute pour déboucher sur un tapis ou une couverture, riches de signes et de symboles, dans un acte créatif à l’état pur. Autant d’éléments dont les échos sont parvenus à mon subconscient et joué un rôle important dans l’impulsion de la créativité, avec un besoin ardent de transmission face à un monde en plein chamboulement. Le désir d’écrire vient aussi de la passion pour la lecture depuis mon jeune âge. J’avais littéralement transporté la bibliothèque dans ma chambre. Ce n’est pas pour rien que j’ai fait des études de littérature et que je passe encore une bonne partie de mon temps à lire.

Les livres empruntent désormais à l’histoire, à la romance, au style journalistique… pour donner des récits hybrides. Avez-vous l’impression d’appartenir à cette génération d’auteurs ?

Je ne sais pas. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir une vision globale et d’employer, dans mon écriture, différentes approches et disciplines en rapport avec les sciences humaines et sociales. Il y a de la littérature, de la sociologie, de l’anthropologie, de la généalogie, de l’histoire… Je ne sais pas quel nom donner à l’ensemble. Mais, ce qui est sûr, c’est que je n’aime pas rentrer dans un moule de pensée défini. Chaque auteur a sa propre originalité puisée dans son vécu, son parcours, ses sensibilités et subjectivités… C’est cette affaire de style qui distingue chacun avec son empreinte spécifique. Je pense que c’est le cas pour moi aussi. Tous mes écrits portent la marque de l’Histoire et du patrimoine en lien avec d’autres disciplines. C’est valable pour mon premier roman, «Les enfants de la Chaouia», qui est une fresque sociale et historique. Egalement «Le dictionnaire des noms de famille» qui mêle étymologie, généalogie, histoire… Dans «Histoire inattendue du Maroc», écrit sous forme de chroniques à la mode journalistique, il y a des mythes, des légendes, de la toponymie, de l’histoire bien sûr… A chaque fois, celle-ci est là, extrêmement forte. Ceci dit, il y a une communicabilité entre les formes de savoirs, une interdisciplinarité. C’est pour cela que je n’aime pas me présenter comme historienne -étant venue à l’histoire via la littérature- ni être enfermée dans un cadre. Ce qui est important, c’est d’opérer de manière libre, d’élargir constamment ses horizons en s’abreuvant de différentes sources, en essayant d’avoir un regard nouveau.

Quelle est l’ingénierie derrière «Dictionnaire des noms de famille du Maroc». S’agit-il d’un résultat spontané que vous ne visiez pas spécialement ou d’une forme qui a été pensée en tant que telle ?

En fait, il y a un enchaînement logique, un cheminement intellectuel qui aboutit à une œuvre donnée. Ce travail a commencé avec le précédent. Quand j’ai entamé «Les enfants de la Chaouia», j’ai beaucoup lu mais fait aussi des prospections. Comme on était dans le cadre du roman, j’avais besoin de collecter des informations orales, plus vivantes. J’ai ainsi côtoyé des personnes âgées qui ont vécu des événements liés au siècle passé, comme le protectorat, la ségrégation spatiale dans la ville, l’exode rural pendant les périodes de Guerre mondiale et de famine… Autant d’éléments que je ne retrouvais pas facilement dans les livres ni formulés avec autant d’authenticité. C’est là où je me suis rendu compte que même si je suis un pur produit de l’école publique marocaine, en matière d’apprentissage d’histoire à l’école, force est de reconnaître qu’il y a un manque, des défaillances, trop de données rébarbatives aussi, relatives aux dates, aux noms successifs de grandes personnalités, avec tout le respect qu’on doit à tous. C’est important de connaître l’histoire institutionnelle certes, mais à côté, il faut aussi accorder de la place à l’histoire sociale, à l’histoire des idées…
Force est de reconnaître aussi que je connaissais l’Histoire mondiale à travers mes lectures mais moins l’Histoire profonde de mon propre pays. A partir de là, j’ai commencé à lire tout ce qui me tombait sous la main, des ouvrages traditionnels, traditionalistes même je dirais, de grands ulémas: des livres hagiographiques, des monographies de régions…
Et un beau jour, j’ai eu le déclic! En lisant un dictionnaire biographique, j’ai réalisé que le nom de famille de la personnalité décrite prenait toute une page (rires). Je me suis dit qu’à travers le nom, qui est évidemment un élément clé de notre identité, et en remontant le fil patronymique, on en apprend énormément sur l’histoire. A travers le prisme du patronyme et de la petite histoire des familles, on peut donc dire autrement la grande Histoire du Maroc.
Au début, j’ai commencé cela comme un jeu, et au bout de 8 mois de recherches et de prises de notes, ça a réellement pris forme. Comme je suis une passionnée, je m’y suis mise totalement, durant 5 ans pour aller à la 1ère édition. Ensuite, j’ai ressorti une réédition augmentée qui a pris 4 ans à son tour. Mais les 8 premiers mois ont été déterminants dans le sens où je savais dès le départ que ça allait être un dictionnaire, que j’allais sélectionner des noms de différentes régions du Maroc, de différentes confessions, principalement celles représentées avec force, à savoir l’islam et le judaïsme, mais aussi quelques familles d’anciennes confessions chrétiennes. Ceci dit, c’est un travail interminable, une vie entière ne serait pas suffisante pour le terminer.

Ce genre d’ouvrage, considéré par certains comme une sorte de référencement des patronymes synonymes de richesses, ne favorise-il pas la discrimination par le nom ?

Pas du tout. Il y a des gens qui ne l’ont jamais eu entre les mains, mais dès qu’ils ont entendu parler d’un dictionnaire des noms des familles, ils ont commencé à le juger, persuadés qu’il s’agissait d’un catalogue des noms des grandes familles, une sorte de «Who’sWho», or ce n’est absolument pas le cas. D’abord ce n’est pas un dictionnaire sur les familles mais sur les noms des familles, une nuance de taille, on touche ici à la patronymie qui est une discipline à part entière en sciences humaines.
Ce n’est pas la puissance de la famille qui m’importe mais tout ce que charrie le nom, porté parfois par des familles modestes, en référence à des tribus ou à leurs innombrables ramifications, en référence à des métiers, à des caractéristiques physiques de l’ancêtre, etc.
Et puis, forcément quand on pioche dans ces thématiques, on va secouer certains mythes, notamment sur l’origine chérifienne parce qu’un très grand nombre de familles chez nous se rattache à cette lignée. On va prendre conscience de la profondeur du socle amazigh qui fait l’Histoire du Maroc, et là beaucoup de personnes ont du mal à le réaliser, voire à l’accepter. Elles peuvent s’attacher de manière exclusive à l’arabité alors que leur nom n’est pas arabe. Plusieurs patronymes renvoient en effet à des tribus amazighes comme Mernissi ou encore Bennani qui fait référence à la tribu des Bennana, branche des Nefzaoua. On va aussi faire face à certains types d’étranges complexes parce que certains n’assument pas le métier humble exercé par l’ancêtre et dont la marque est encore présente dans le patronyme légué. D’autres ont du mal avec leur ruralité d’origine et tiennent à leur enracinement au cœur de grandes cités urbaines et policées. En ce sens, il y a des personnes qui m’ont critiquée sévèrement comme des membres de cette grande famille citadine parce que j’ai écrit qu’ils étaient originaires de Doukkala, comme l’ont écrit avant eux leurs propres personnalités familiales par le passé, et là je ne vois pas où est la «honte» s’ils appartiennent à un douar à Doukkala (rires).
Tout ceci pour dire que cet ouvrage a secoué quelques certitudes, quelques mythes des origines, quelques fabrications généalogiques et donc forcément on ne peut pas plaire à tout le monde. Le but n’est pas de faire dans les glorifications, ni dans aucune stigmatisation du reste. Je ne me suis pas basée sur des discussions de salon pour faire ce livre, c’est le fruit de beaucoup de recherches et les seules excuses que je pourrais faire, c’est aux personnes dont les noms n’y sont pas encore, parce que comme je vous ai dit, c’est un travail incommensurable. Il n’est pas fait pour fâcher, c’est au contraire une façon de nous réconcilier avec notre Histoire et notre origine. De plus ça a le mérite, et je le dis en toute humilité, de mettre l’accent sur les interconnexions entre les gens et entre les régions. Il y a des familles qu’on retrouve à Sakia El Hamra avec des ramifications notables dans le Haouz de Marrakech ou encore dans le Gharb. Cela correspond à des pérégrinations effectuées par le passé pour un ensemble de raisons. D’ailleurs le livre commence par un verset du Coran que je trouve significatif: «Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux». C’est exactement cela l’esprit, il n’y a pas de supériorité des uns par rapport aux autres, il y a tous ces mélanges qui se sont opérés, ces interpénétrations qui ont donné cette mosaïque formant ce pays qui est le nôtre.

L’historien éclaire-t-il le présent ? En quoi l’histoire est-elle pertinente pour comprendre l’actuel et sa gestion ?

Pour qu’elle éclaire le présent, il faut d’abord la connaître. Or, il y a une méconnaissance de l’Histoire de manière générale. Par exemple: on commence souvent l’Histoire du Maroc avec l’avènement de l’islam. Evidemment c’est un fait marquant, mais il y a toute la partie antéislamique qui nous éclaire parce qu’elle montre la part des peuples autochtones dans le bassin méditerranéen, leur ancrage dans le continent africain, leurs liens avec les autres peuples, le rôle joué dans la Méditerranée antique, les similitudes entre les Hommes… Et là je ne vise pas que les Marocains, ou que les visions panarabistes, mais aussi les Occidentaux dans leurs démarches fragmentaires de l’histoire avec un européocentrisme marqué où on a l’impression que tout a commencé en Europe, réduisant les autres peuples au rôle de spectateurs ou, au pire, de «barbares» réfractaires à la civilisation. C’est donc d’abord une invitation à une histoire humaine, à rebours d’une Histoire froide et cloisonnée.
Par ailleurs, l’Histoire est une mine d’enseignements. Déjà, elle permet de relativiser de manière incroyable et de prendre de la hauteur pour comprendre les événements en cours et forcément pour tracer une vision d’avenir. D’ailleurs, dans mon livre «Histoire inattendue du Maroc», j’ai cité dans le préambule le voyageur et érudit égyptien, Suyuti, du XVe siècle selon lequel «celui qui ignore l’Histoire est pareil à qui monte une bête aveugle, et hésite à trouver son chemin».
De tout temps, l’Histoire pour moi n’a de sens que dans son lien au présent. Il y a quelques années, je faisais des chroniques sur L’Economiste appelées «Chroniques d’hier et d’aujourd’hui», comme là en ce moment sur Le360 en partant généralement d’un élément de l’actualité pour donner un éclairage historique. Je pense qu’il est difficile, voire impossible dans certains cas, de comprendre l’actualité sans revenir à l’Histoire. C’est ce que j’ai fait récemment dans mes derniers billets pour revenir sur la crise de Sebta et Melillia ou sur l’affaire du Sahara par exemple. Dans ce sens, comment peut-on défendre notre cause nationale et l’intégrité territoriale sans une connaissance poussée de l’Histoire? Par l’Histoire et par la culture, le message passe peut-être mieux, à mon humble avis, que par la seule voie politique parce que l’Histoire et la culture ont ce don de rapprocher là où le langage politique peut diviser et buter sur des incompréhensions.

Dans le sens de ce rapprochement, n’y a-t-il pas un manque de valorisation de ce patrimoine historique plus que millénaire ?

Absolument. Je me permets de revenir encore à l’enseignement de l’Histoire. Il faut savoir que c’était là l’apanage des grands théologiens et ulémas qui la considéraient comme une branche du Fiqh (Ndlr, doctrine islamique). De ce fait, l’Histoire du Maroc est rattachée étroitement au monde arabo-musulman avec une vision très institutionnelle, très docte. Et puis après, il y a eu le regard porté, depuis l’extérieur, sous forme d’abord de relations de voyage ensuite durant la phase coloniale avec ses propres perceptions, ses enjeux, ses clichés orientalistes, embarqués dans une lecture ethnographique en phase avec les pouvoirs politico-militaires tendant à diviser et à opposer les Arabes aux Berbères, les juifs aux musulmans, Bled Siba (Ndlr, anarchie) à Bled Al Makhzen (Ndlr, administration du sultan sous le protectorat). Sans oublier que les Marocains étaient privés de l’enseignement de leur histoire à l’école, le pouvoir colonial ayant mesuré son importance dans le développement du sentiment national. Ce n’est pas pour rien qu’avec l’indépendance, des historiens comme Abdellah El Aroui ou Germain Ayache ont procédé à cette décolonisation de notre Histoire. Aujourd’hui, il y a de plus en plus d’études universitaires qui focalisent sur l’Histoire sociale, sur l’Histoire des régions, etc. Mais il reste énormément à faire que ce soit au niveau des écoles, des médias ou même au niveau des moyens de technologies modernes où on peut faire des merveilles sans avoir à dépenser des fortunes. Je cite pour l’exemple le cas des Turcs avec leurs séries télévisées historiques qui investissent dans le fait culturel. Au Maroc, notre fonds culturel et nos vestiges, quels que soient leurs origines, méritent d’être davantage explorés et mis en valeur, notamment sur les plans culturel, pédagogique, touristique, ainsi qu’en tant que levier de développement durable de nos regions.

Moralité, l’Histoire ne retient que ceux qui l’écrivent !

Exactement. C’est pour cela que j’ai brièvement parlé tout à l’heure des phases de l’enseignement de l’Histoire. On est passé d’une phase très classique à une phase où les Marocains ont été dépouillés de l’enseignement de leur Histoire dans un contexte colonial jusqu’à sa «marocanisation» avec un engouement marquant de nos jours, révélé par le nombre de sites et d’articles de presse consacrés aux thématiques historiques.

Votre commentaire sur la nomination royale de Mohamed Kenbib comme directeur de l’Institut Royal pour la Recherche sur l’Histoire du Maroc ?

Je connais le professeur Kenbib, éminent historien aux compétences attestées sur le plan de la recherche historique, par ses livres et par ses principes prônés en matière d’échanges intercommunautaires. Nul doute que sa nomination marque un point significatif dans le renforcement de l’Histoire sociale et la réappropriation de la mémoire.

Vous avez tout à l’heure parlé de toponymie. Est-ce une valorisation territoriale ou un enjeu politique au Maroc ?

Les noms de lieux ne sont généralement pas neutres et sont les témoins de l’histoire, de la géographie, des cultures, des langues… mais ils sont victimes parfois de décisions bureaucratiques arbitraires.
J’ai envie de vous dire que je ne comprends pas ce qui se passe dans la tête des élus quand ils décident du marquage de l’espace public à leur image et selon leurs fins, guidés parfois par des mobiles idéologiques voire démagogiques.
A Casablanca par exemple, nous avons une histoire donnée, marquée par le protectorat qu’on le veuille ou pas. Je suis une Bidaouie, j’insiste toujours sur le passé historique médiéval de la ville d’Anfa, des origines phéniciennes, des destructions successives au cours des siècles, de sa refondation au XVIIIe siècle par le sultan Sidi Mohamed ben Abdallah… Mais son essor moderne est lié au protectorat avec toutes ses défaillances, ses dysfonctionnements, son système inégalitaire… On ne renie pas tous ces points-là, mais c’est un fait. Pourquoi procéder à l’effacement et à la recomposition de tous ces quartiers et boulevards ?
Même cette histoire coloniale, c’est la nôtre. Vous imaginez si les Espagnols avaient rasé l’Alhambra parce que ce sont des Arabes qui l’ont laissé? Il faut sortir du déni des autres composantes culturelles. On ne va pas zapper des noms (de fleurs, de montagnes….) juste parce qu’ils datent de la période coloniale. Je veux bien quand cela correspond à un tyran, un assassin, un criminel de guerre… autrement, c’est de l’effacement de l’Histoire.

Que pensez-vous des rues à Témara qui avaient été baptisées de noms de prédicateurs salafistes ?

Là, c’était vraiment un scandale! Choisir des représentants orientaux du salafisme pur et dur! Outre le mépris pour notre histoire qui a tant de noms à donner et pour l’Histoire tout court, sans chauvinisme aucun, avec ses scientifiques, ses humanistes… comment imposer aux populations ces figures de l’obscurantisme et s’étonner ensuite de la montée de l’intégrisme le plus radical?
C’est plus que de l’idéologie primaire, c’est de la bêtise dans toute sa splendeur. Je pense aussi, de manière générale, qu’il y a beaucoup d’analphabétisme. On ne peut pas exiger d’un coursier d’être diplômé, de savoir lire et écrire, bien sûr avec tout mon respect pour toutes les professions, et ne pas demander autant à un élu qui décide pour les autres sur des thématiques de cette importance. Il y a là clairement quelque chose qui ne tourne pas rond!

Vous êtes aussi Maire de cœur de Casablanca et administratrice de la page Facebook «Save Casablanca» qui dénonce l’incivisme des citoyens. Vous avez aussi sorti «Livre noir de la ville blanche», un livre à charge contre les responsables de la ville. Le cas de Casablanca s’applique à d’autres villes. De quoi l’incivisme est-il le nom, un mal marocain ?

Ce n’est pas pour donner raison à une certaine forme d’incivisme mais je dis aussi que la vie dans les grandes villes, principalement à Casablanca, devient infernale. Des chantiers interminables de villes en béton, déshumanisées, dans l’enfer de la circulation, dans la défaillance des moyens de transport, dans le manque et la destruction d’espaces verts, en l’absence d’infrastructures de sports et de loisirs pour une jeunesse désœuvrée, et même pour les personnes âgées qui sont oubliées…
Il y a quelques jours, j’étais avec mon mari en voiture qui m’a dit en voyant deux vieux messieurs assis sur des bancs au milieu du ciment en train de jouer aux Dames que «ce n’est pas compliqué de placer des tables multi-jeux extérieures pour améliorer la socialisation des seniors, comme il est d’usage ailleurs».
A Casablanca, les gens sont donc sous pression. Même marcher sur un trottoir, ou un semblant de trottoir, est un exploit, surtout si on a une poussette ou si on est sur une chaise roulante. Sans oublier toutes les sollicitations. C’est simplement invivable. 36 mille mini-harcèlements par jour entre le phénomène de la mendicité qui prend une grande ampleur, tous les gardiens de voitures… Les gens veulent bien aider, avec toute l’empathie du monde, mais à un moment il faut se dire qu’ils ont aussi leurs propres soucis. Forcément les gens deviennent agressifs, ou tirent la gueule. C’est là où il faut revenir à la gestion urbaine. Nous méritons des villes plus humaines qui offrent des infrastructures publiques aux normes et une qualité de vie agréable, c’est une priorité pour l’action publique.

L’Etat vous paraît-il fautif ?

Mais évidemment. Admettons que les citoyens et les politiques se partagent certaines responsabilités mais le rôle de l’Etat est d’assurer la sécurité, de veiller au maintien de l’ordre, au respect de la loi, à la libération de l’espace public victime de toutes sortes d’occupations, au contrôle des travaux, à assurer des infrastructures socioculturelles, etc.

Mais l’espace public déborde d’incivisme. Le respect de cet espace est une affaire d’éducation. Qui s’en occupera ?

C’est un travail collectif qui implique la famille, l’école, les médias et les pouvoirs publics qui ont aussi un grand rôle à jouer.

Jusqu’où aller dans l’encadrement des comportements ?

Il y a des droits et des devoirs. Il faut assumer ses responsabilités envers les populations et être intransigeant face à certains comportements. Les voitures sont faciles à verbaliser avec les radars, on peut faire exactement la même chose pour verbaliser les casseurs, les gens qui jettent les ordures… Il faut une lutte intensive contre l’incivisme avec du contrôle et une police mobile qui recense les actes. Les travaux d’intérêt général peuvent être, à ce titre, une bonne alternative. C’est ce qui fait dans les démocraties: assurer les infrastructures de base, sensibiliser les populations et user de fermeté face aux abus, autrement c’est l’anarchie.

Votre page Facebook «Save Casablanca» s’avère un véritable Mur des Lamentations. A un certain moment, ne faut-il pas passer à l’action ?

C’est déjà de l’action: de la sensibilisation, de l’information, comme le ferait un organe de presse. Et puis, quel type d’action? Nous n’arrêtons pas de dénoncer les dysfonctionnements, les défaillances, de pointer les responsabilités des autorités locales dans leur gestion catastrophique de Casablanca et démentir l’image de la Smart City abusivement véhiculée par les gestionnaires de la ville à travers un ensemble de réalisations toujours en chantier. Or, notre réalité au quotidien est à des années-lumière de l’image qu’on vend et qu’on survend de Casablanca. Mais ce ne sont pas des dénonciations toujours vaines. Pour l’exemple, concernant l’occupation de l’espace public, après un week-end qui a enregistré un pic de publications sur l’occupation de la plage par les loueurs de parasols, le rappel à l’ordre s’est fait le lundi et mardi. Tout a été ramassé.
Les critiques ont pour but de pousser à une action positive. Et là, je tiens à rappeler que je ne vise pas un parti politique ou une personne précise, ce n’est pas mon objectif ni celui du groupe que j’ai créé en 2013, et donc avant le Conseil actuel. Ceci pour dire que je ne suis absolument pas dans les calculs politiciens ou partisans. Mais malheureusement, chaque Conseil qui arrive est pire que les précédents. A un moment, on se demande où on va aller comme ça.
Il y a eu quand même des réactions des autorités…

Aucune réaction. Ils font les morts. Un jour, un responsable d’une SDL, qui était l’invité sur le plateau de 2M, parlait du projet magnifique en rapport avec la Smart City. La journaliste qui a été pertinente lui dit: «On a reçu il y a trois semaines Madame Mouna Hachim. A vous entendre, on a l’impression qu’il s’agit de deux villes différentes». Ce à quoi il a répondu: «Je trouve qu’elle exagère dans son livre». La journaliste lui rappelle que ce n’est pas mon livre, mais un recueil de doléances de plus de 286.000 membres du groupe Save Casablanca.
A part cela, je n’ai pas eu d’échos. Rien. On passe avec le coadministrateur du groupe, chacun de son côté, plus de 2 à 3 heures par jour en moyenne, 7 jours sur 7, sur cette page juste pour valider les publications. Les médias ont été d’un relais extraordinaire. C’est évidemment capital de médiatiser mais à un moment, j’en étais arrivée à dire: c’est aussi votre devoir d’aller voir ces politiques et de les interpeller par rapport aux points précis qui ont été détaillés dans «Le livre noir de la ville blanche». Ils sont tout de même tenus à un minimum de communicabilité avec les populations et pas uniquement à l’approche des échéances électorales. D’autant plus que les grands chantiers de Casablanca, lancés sous les directives royales, avec des budgets conséquents alloués enregistrent des retards inadmissibles. La reddition des comptes est une partie intégrante de la bonne gouvernance.

Justement, les élections sont là, c’est le moment de faire entendre ces «voix» de citoyens…

Et puis après? Où sont les voix de ces politiques en dehors des élections? Comment rétablir la confiance? Franchement c’est désespérant avec tout l’optimisme du monde. C’est triste d’entendre des personnes dire: «Vous savez, je rentre chez moi et je me crée mon monde». C’est ce qu’on fait pour la plupart égoïstement, mais ce n’est pas viable. Notre petit monde, dans notre petit cocon qu’on se construit, est une chose, mais on vit en société quand même, on y élève nos enfants qui ont besoin de sentir cette sociabilité, cette appartenance et non être enfermés chacun dans sa forme de ghetto, et après lui le déluge!

Pour en revenir à votre travail d’auteure, sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Mon prochain livre sera autour de la toponymie dont on a parlé tout à l’heure justement. Il est déjà terminé. C’est un dictionnaire de 500 pages qui s’appelle «Villes & Villages du Maroc» et en sous-titre, «Étymologie, histoire et légendes». Encore une autre manière de raconter notre histoire à travers le prisme de la toponymie qui fournit une mine d’informations sur la géomorphologie des espaces, la nature de la faune et de la flore, l’état d’esprit et les mentalités, la mémoire d’anciens événements, les substrats culturels des civilisations passées et présentes…

En tant qu’auteure, quelle lecture faites-vous du secteur de l’édition ? Quid des subventions ?

C’est le parent pauvre du monde de la culture, souffrant de dysfonctionnements de bout en bout de la chaîne. Concernant les subventions, je n’ai pas suivi les derniers changements mais il me semble qu’au lieu de verser des subventions aux éditeurs, il est plus judicieux que le ministère de tutelle s’engage à acheter un nombre important d’ouvrages comme contribution à l’effort. Cela permettrait d’encourager véritablement la création et pas seulement les entreprises opérant dans le domaine, de remplir les bibliothèques des centres culturels et d’inclure par la même occasion les auteurs dans cette dynamique générale.