Fiscalité agricole, mort-née ?
À voir le contexte et les circonstances dans lesquelles le projet de la fiscalité agricole évolue, on se demande si on voulait réellement qu’il réussisse. Les recettes collectées, infimes, illustrent ses débuts très difficiles. De même, toutes les parties prenantes ne semblent pas emballées par ce projet. Le secteur agricole ne jure que par le cash et les professionnels concernés se disent lésés. Aussi, dans son ensemble, la majorité des agriculteurs est épargnée de par le seuil imposable.
La fiscalité agricole bute sur l’usage prédominant du cash et une grande réticence vis-à-vis de la comptabilité. Les recettes collectées jusqu’à aujourd’hui sont insignifiantes alors que la dépense fiscale de l’agriculture et de la pêche demeure très élevée.
En 2021, la réforme de la fiscalité agricole a été entérinée après l’implémentation d’un processus graduel qui a commencé en 2014, date de son entrée en vigueur. Si la DGI a entamé les études relatives à ce projet longtemps avant 2014, ce qui a été finalement appliqué est le fruit, dit-on, de quelques remodelages qui ont instauré entre autres l’assiette fiscale de 5 millions de dirhams. Il s’agit de l’actuel seuil d’imposition en vigueur correspondant au chiffre d’affaires annuel des exploitants imposés. Il a fallu, faut-il le rappeler, cheminer progressivement d’un seuil fixé à 35 millions de dirhams en 2014 jusqu’à 5 millions en 2020.
À l’heure qu’il est, l’Etat a collecté, selon plusieurs sources concordantes, environ 170 millions de dirhams en 2020 de recettes fiscales et un peu moins en 2019. Ces entrées sont infimes tenant en compte qu’on tablait sur plus de 1,15 milliard de dirhams, selon Aziz Messaoudi, ancien cadre de la DGI qui avait contribué à ce projet avant son lancement. Le modèle étudié et élaboré préalablement par les équipes de la DGI, et qui n’a pas été retenu, prévoyait un seuil fiscal de 2 millions de dirhams de chiffre d’affaires et des recettes annuelles qui auraient pu atteindre 3 milliards de dirhams. Il n’y a donc pas besoin de répéter ce qui a été déjà dit: ce projet trébuche, bien qu’on soit au tout début.
Cet avortement-là, on pouvait s’y attendre puisque le seuil d’imposition en vigueur écarte la majorité écrasante des agriculteurs. En effet, jusqu’à 2019, 70% des parcelles avaient une superficie de moins de cinq hectares et 50% de moins de trois hectares. Réaliser un chiffre d’affaires annuel de 5 millions de dirhams leur est évidemment et largement inaccessible. Aussi, le nombre d’exploitations global est de 1,5 million, avec seulement 11.000 unités d’une superficie supérieure à 50 hectares et environ 3.100 unités avec une superficie de plus de 100 hectares. D’ailleurs, un des objectifs du Plan Maroc Vert était de regrouper les exploitations pour développer l’assiette fiscale. Il n’en est rien pour l’instant. Dans le futur, cela ne sera pas non plus chose aisée. La surface agricole utile totale (SAUT), estimée à 9 millions d’hectares, est constituée à plus de 76% de propriétés Melk et à environ 18% de terres collectives.
Cela étant, le seuil de 5 millions de dirhams est appliqué à tout ce qui est considéré comme activité générant des revenus agricoles. Selon l’article 46 du Code général des impôts (CGI), sont considérés comme tels, «les bénéfices réalisés par un agriculteur et/ou éleveur et provenant de toute activité inhérente à l’exploitation d’un cycle de production végétale et/ou animale dont les produits sont destinés à l’alimentation humaine et/ou animale, ainsi que des activités de traitement desdits produits à l’exception des activités de transformation réalisées par des moyens industriels». Les revenus réalisés par les «agrégateurs» entrent également dans cette classification. Avant 2014, les bénéfices provenant de toute activité de nature agricole étaient considérés comme revenus agricoles, à condition d’être non soumise à la taxe professionnelle.
Pression fiscale élevée ?
Maintenant, l’imposition des revenus ne prend pas en compte l’élément essentiel de la productivité. A titre d’exemple, les cultures des céréales et des tomates sont assujetties au même taux fiscal, alors qu’elles ne génèrent pas le même niveau de revenu, ni même qu’elles possèdent la même valeur stratégique. Ce qui est différenciatif est la forme d’exploitant assujetti à l’impôt. Les entreprises agricoles doivent payer un IS de 20% (17,5% en 2014), alors que les agriculteurs non constitués en sociétés sont soumis au même pourcentage de l’IR. Le taux appliqué aux agriculteurs demeure cependant non libératoire et est considéré comme une avance à l’occasion de la déclaration du revenu global annuel. Le taux global peut éventuellement s’élever à 38%. En ce qui concerne les sociétés, elles doivent s’acquitter d’un taux de 15% supplémentaire à la distribution des dividendes. En somme, une pression fiscale élevée, disent les experts-comptables. Celle-ci justifie-t-elle la sous-déclaration ou la fraude? Non. De même qu’il est inacceptable de tolérer des pratiques frauduleuses car habituelles. Déjà, les dispositions fiscales dérogatoires entraînent des pertes de recettes budgétaires considérables. En effet, selon le rapport sur les dépenses fiscales du PLF 2021, le secteur de l’agriculture, avec la pêche, a engendré une dépense fiscale de 2,45 milliards de dirhams en 2019 et de 2,37 milliards de dirhams en 2020, ce qui représente respectivement 8,6% et 8,2% du total des dépenses fiscales. L’agriculture et la pêche représentent tout de même le cinquième secteur en termes de dépenses fiscales, derrière l’immobilier, la sécurité-prévoyance, l’électricité et le gaz et, enfin, les exportations. A titre indicatif, les activités immobilières ont, en termes de dépenses fiscales, coûté au Trésor 5,8 milliards de dirhams en 2020 (20%).
Enfin, il est légitime de s’interroger sur l’avenir de la fiscalité en agriculture, ce secteur étant désorganisé en grande partie. En dehors de la forme de propriété, le poids de siècles de morcellement et d’arbitraire sera toujours le premier obstacle à n’importe quelle tentative d’organisation du secteur. L’agriculture, premier secteur employeur avec environ 2 millions de travailleurs, a une forte dimension sociale, liée essentiellement au monde rural et à ses mutations incessantes. Ainsi, indépendamment des mesures fiscales mises en place, la traçabilité sera toujours un problème. Dans la chaîne de valeur, le cash est privilégié, ce qui augmente la possibilité de fraude et les difficultés de contrôle de la part des autorités d’inspection des impôts. Jusqu’à présent, en tout cas, rares sont les dossiers échoués sur les bureaux de ces dernières, ce qui ne les surprend guère. Elles sont les premières à comprendre la réticence des agriculteurs vis-à-vis de la comptabilité de manière générale.
Mais dans le secteur de la pêche, on a pu atteindre un niveau assez satisfaisant de traçabilité, ce qui rend légitime la question suivante: qu’est-ce qui empêcherait de faire autant en agriculture? D’aucuns avancent l’importance d’instaurer un système de contrôle efficace, mais cela est loin d’être simple. Nous ne le rappellerons jamais assez, la culture du cash est prédominante dans le circuit agricole et l’aversion à la traçabilité y est une religion. De plus, l’implémentation de procédures de contrôle butera sans aucun doute sur le manque de volonté politique. Le monde rural, berceau de l’agriculture et de stabilité sociale, a toujours eu une grande teneur politique. Toutes les décisions qui le concernent le sont aussi.