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Le dépeuplement doit-il nous affoler ?

Economie juin 2021

Le dépeuplement doit-il nous affoler ?

Alors que le taux de chômage reste élevé, certaines activités primaires connaissent une pénurie de main-d’œuvre due au dépeuplement de certaines zones du royaume. Ce phénomène touche en premier lieu l’agriculture et la pêche.

Par l’effet irréversible de l’exode rural et de l’émigration, certaines zones du territoire national continuent à se dépeupler. Parallèlement, les villes se gonflent, avec 60% de la population en 2014 (20,4 millions). Les projections du HCP prévoient en plus une explosion des villes en 2050, avec une masse urbaine qui avoisinera 32,1 millions en 2050, ce qui correspond à 73,6% de la population globale du Maroc. Enorme! Mais cette urbanisation n’est pas le fait unique de l’exode rural et de l’émigration. Les villages accèdent de plus en plus au périmètre urbain. Selon les mêmes projections, la population rurale connaîtra une diminution de son effectif, qui passerait de 13,4 millions (2014) à 11,5 millions (2050). Cela est normal si on tient en compte que le milieu rural connaît un taux d’accroissement beaucoup plus bas que le milieu urbain. On imagine spontanément une pénurie de main-d’œuvre dans l’agriculture, mais la question est beaucoup plus compliquée qu’on le pense. Et elle n’est pas forcément négative.
Cela étant, les deux plus grandes régions touchées par le dépeuplement sont l’Oriental et Guelmim-Oued Noun, ayant un taux futur d’accroissement de la population négatif. Selon Abdessalam Fazouane, démographe et statisticien, «les zones rurales de ces deux régions sont les plus touchées par ce phénomène», confirme-t-il. Si cela se répercutera de manière claire sur le marché du travail, sur les métiers ou sur la fuite de cerveaux, il est difficile de chiffrer cet impact tant les études sur le sujet sont peu nombreuses. «Les études prospectives sont seules capables d’étudier cette question. Il faudra peut-être zoomer sur les zones concernées par ce phénomène pour en mesurer l’ampleur. Les enquêtes sur l’emploi peuvent fournir un complément d’information», souligne Abdessalam Fazouane.
Le marché de l’emploi, premier touché !
Qu’il soit l’effet de l’émigration ou de l’exode, le dépeuplement a un impact direct sur le marché de l’emploi et les secteurs économiques, essentiellement l’agriculture. Les études effectuées sur le sujet se concentrent sur l’émigration, phénomène historique qui a transformé le monde rural particulièrement. Une étude récente de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), intitulée «Les voies de développement, interactions entre politiques publiques, migrations et développement au Maroc», attire l’attention sur le fait que les personnes au chômage représentent 27% des émigrés seulement. Leur départ allège l’offre de main-d’œuvre et réduit la concurrence sur le marché. Par ricochet, cela fait augmenter le niveau des salaires, et si les fonds transférés sont investis dans des projets, ils génèrent de l’emploi et «modifient le besoin de travailler». En ce qui concerne l’agriculture, l’étude indique que «les ménages avec émigrés ont tendance à recruter de la main-d’œuvre extérieure, en plus grand nombre que les autres ménages». Les résultats de l’étude font aussi ressortir un lien statistique apparent «entre l’émigration et le nombre de travailleurs du ménage, ainsi qu’avec la probabilité d’embaucher des travailleurs extérieurs». En somme, cela laisse entendre que l’émigration soulage et redynamise le marché de l’emploi dans l’agriculture, et que «le ménage est en mesure de faire face à la perte de main-d’œuvre en se tournant vers le marché de l’emploi».
Phénomène prospectif par excellence, le dépeuplement touchera surtout les métiers futurs du Maroc. Les spécialistes attirent à ce propos l’attention sur l’effet de la formation au sein des générations futures, et la réticence de ces dernières à exercer certaines professions. De là à déterminer à juste titre l’avenir de certains métiers, notamment dans le secteur primaire, cela sera peut-être prématuré. Maintenant, on enregistre déjà l’accroissement anormal de la main-d’œuvre étrangère, en dépit des taux de chômage très élevés au Maroc (+12%). Dans le port de la ville de Dakhla, par exemple, les Subsahariens constituent environ 40% des travailleurs, un pourcentage qui a triplé en une période très courte.
Dans certaines zones agricoles, l’hémorragie a commencé depuis très longtemps. Cela a eu comme répercussion, outre le dépeuplement des villages, le manque de diversification des cultures dans la petite agriculture et la pénurie saisonnière touchant la main-d’œuvre. Ladite hémorragie commence selon les experts à partir de l’accès à l’école. En d’autres termes, un enfant scolarisé a de faibles chances de choisir le métier de fellah. Dans la grande agriculture, le salariat prend petit à petit de la place, ce qui rend la pénurie de main-d’œuvre plus structurelle, en dépit d’une modernisation de plus en plus apparente.
Le Maroc, future terre d’accueil?
On parle aussi d’une hémorragie plus globale. Celle-ci touchera à la fois le Maroc et les autres pays de l’Afrique du Nord. L’Europe, vieillissante et avide de ressources, trouvera dans la rive sud de la Méditerranée le premier vivier de cols bleus et blancs. Déjà, les ingénieurs marocains sont recrutés en ligne, sans devoir se déplacer en Europe. Bénéficiant d’un système d’éducation calqué sur le modèle français, tout comme en Algérie et en Tunisie francophones, les écoles d’ingénieurs marocaines sont un choix naturel des employeurs français.
Résultat, on fera appel à la main-d’œuvre subsaharienne, si ce n’est déjà le cas actuellement. Celle-ci récupère déjà les métiers et les opportunités délaissés par les ouvriers marocains. Dans l’Oriental, elle trouve petit à petit des débouchés dans l’agriculture, un secteur réservé naturellement aux travailleurs issus des autres régions. Ces derniers continuent à se déplacer dans plusieurs directions, à la recherche de travail saisonnier.
Parallèlement, les grandes villes du Maroc continuent à attirer les cadres et les ouvriers. Les études disponibles ne fournissent malheureusement pas de cartes détaillées retraçant les mouvements en direction des bassins d’emploi. Si on sait que Casablanca, Rabat et Tanger sont les villes qui accueillent les travailleurs les plus formés du Royaume, on ne dispose pas d’informations détaillées et chiffrées concernant les zones d’où sont issus ces travailleurs. Tout ce dont on est sûr c’est l’existence d’un déséquilibre spatial en termes de formation.
Les raisons de l’hémorragie
Les raisons du dépeuplement que plusieurs pays ont vécu avant le Maroc sont multiples. Outre l’attractivité urbaine, l’éducation constitue un des premiers facteurs de l’exode rural, au même titre que la transformation des structures économiques. Aussi, la petite agriculture étant dotée d’une productivité très faible et saisonnière, la population rurale est tentée par des revenus rémunérés, plus stables quoique tout aussi infimes.
Cet impact sur la main-d’œuvre n’est pas quantifiable. Il s’agit, à l’origine, d’aspirations individuelles exacerbées par l’accès aux technologies et difficiles à mesurer. Aussi, la reconversion n’est pas possible et l’agriculture est devenue quelque part un métier démodé dans le monde rural. Dans l’Oriental par exemple, les jeunes ouvriers agriculteurs quittent leur terre natale, soit clandestinement vers l’Algérie, ou vers les grandes villes du royaume à la recherche de rétribution journalière. Une fois dans les villes, les travailleurs issus de l’exode rural s’adaptent très vite à certains métiers d’ouvrage ou de commerce.
Tout n’est pas noir
Tout cela mènera sans doute à la disparition de certains métiers. La petite agriculture aura également du mal à survivre dans le futur, disent les spécialistes. Néanmoins, il n’y a aucune raison de s’affoler, dit Abdellatif Lfarakh. Démographe et statisticien, il pense que le phénomène mondial de l’urbanisation est somme toute positif. Et pour cause, quand la population est regroupée dans les villes, les coûts d’investissement sont moindres, dit-il, surtout que le dépeuplement se limite à quelques communes rurales. «C’est un phénomène ancien qu’on a commencé à observer à partir des années 70 au Maroc. Il s’agit d’une conséquence directe de l’exode rural, dû essentiellement au manque de développement et d’opportunités d’emploi. Théoriquement, ce n’est pas très grave d’un point de vue économique, car cela ne s’accompagne pas d’un vieillissement de la population, comme cela s’est passé en Allemagne et au Japon», nous explique-t-il. Pourquoi le vieillissement aggrave-t-il le problème du dépeuplement de la population? La réponse est simple: cela entraîne un manque de main-d’œuvre. Statistiquement, ce n’est pas le cas du Maroc, même si la mauvaise distribution de la force de travail peut causer parfois des pénuries ici et là.
Cela dit, il faut premièrement mesurer l’ampleur de ce phénomène, avant de crier au loup, estime Lfarakh. Il faut ensuite voir l’évolution de ce problème dans le temps: est-il en accroissement ou stable? Les données disponibles jusqu’à présent soulignent seulement un manque de main-d’œuvre saisonnier au sein de certaines zones rurales. Ce qui est constant c’est que l’agriculture représente la seule activité qui fournit de l’emploi au sein du monde rural. Et c’est là où le bât blesse. «Dans la mesure où l’industrialisation de l’agriculture est presque impossible à cause de la taille des parcelles, l’Etat doit mettre en place d’autres activités en campagne», préconise Abdellatif Lfarakh.
Mais l’urbanisation ne se fait pas toujours dans les zones marginalisées du Royaume. Dans les environs de Casablanca et de Rabat, les terres fertiles sont arrachées à l’agriculture pour intégrer les périmètres urbains. Ajouté à l’exode rural, cela a une incidence sur les terres arables, dont la superficie est passée, selon la Banque mondiale, de 9.124.000 hectares en 1994 à 7.477.300 en 2018. Cette superficie avait pourtant connu une augmentation stable depuis 1961, où elle avoisinait 6.590.000 hectares. Sa baisse est à l’image de l’amenuisement des terres arables dans le monde entier, qui auront diminué de 25% entre 1960 et 2050, selon les données reportées par l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA). Pour ce qui est du poids de l’agriculture, il demeure stable. Depuis 2000, la part de la valeur ajoutée de l’agriculture dans le PIB du Maroc oscille entre 12 et 15%, ne dégageant aucune tendance claire à la hausse ou à la baisse.