Fromage, le triangle l’emporte
Le fromage fondu, un des secteurs agroalimentaires les plus en vue, a trouvé dans le groupage de paquets l’innovation marketing qu’il fallait pour booster les ventes. La majorité des opérateurs ont adopté cette méthode, adaptée aux points de vente. Retour sur cette astuce.
L’évolution récente du marché de fromage est un cas d’école. Cela semble difficile à croire, mais un nouvel emballage, appelé grossièrement «Qadousse» en raison de sa forme oblongue qui ressemble à un tube, a révolutionné le marché. Ce groupage pouvant contenir jusqu’à 96 portions, l’équivalent de 12 paquets de fromage fondu, a induit presque à lui seul une progression annuelle de plus de 7% des ventes de fromage ces dernières années. Faut-il le préciser, le fromage fondu représente jusqu’à 70% du marché global de fromage, estimé à 58.000 tonnes en 2018 selon une note publiée en 2020 par Bretagne Commerce International (BCI Info). Ce chiffre correspond plus ou moins aux estimations d’Ahmed Mfarrej, investisseur et connaisseur du marché local. Résultat, tout le monde se met au «Qadousse», les pionniers comme Fromageries Bel Maroc, dont les parts de marché sont estimées à 31%, ainsi que les nouveaux arrivants comme Land’Or Maroc, filiale du groupe tunisien éponyme. Fromageries Bel Maroc, dont l’usine de Tanger est la plus grande du groupe avec trois milliards de portions produites annuellement, est leader du marché. Cela dit, cette production est destinée en premier lieu au marché étranger. Pour Ahmed Mfarrej, le changement survenu dans la configuration du marché est dû à une transformation de sa structure, ayant profité aux «nouveaux industriels marocains». En tonnage, Fromageries Bel Maroc a bel et bien préservé ses parts au fil des ans, mais a perdu en valeur, dit-il. Par ailleurs, «les estimations indiquent que le reste des parts de marché est détenu, principalement, par Fromageries des Doukkala (10%), Margafrique (5%) et Stockpralim (2%)», nous révèle Ahmed Mfarrej.
Une question de pouvoir d’achat
Ce sont les entreprises marocaines qui ont eu le mérite d’introduire sur le marché ce format d’emballage simple, mais fort d’atouts commerciaux efficaces. «Il est très rentable pour les points de vente, dont les sandwicheries, les concepts de laiteries «Mahlaba» et les épiceries sont les plus importants. Celles-ci réalisent l’essentiel des ventes de fromage au Maroc», souligne Chakib Britel, ancien haut cadre au sein de Safilait (Jibal). Le prix, un dirham la portion, n’est pas le seul secret de réussite. Le fromage fondu peut aussi être conservé facilement et plus longtemps que les autres types de fromage.
La segmentation du marché permet d’autre part de dégager deux catégories de clients différentes. La première catégorie minoritaire, est, indépendamment du prix, à la recherche de marques connues comme La Vache qui rit, marque historique de Bel, ou les fromages nobles. La deuxième est représentée par une large proportion de la clientèle, majoritaire, à faible revenu et motivée par le prix et l’achat à la portion.
Traditionnellement, le fromage n’est pas une spécialité marocaine, mais le changement des habitudes de consommation apporté par l’urbanisation grandissante a fait augmenter la demande sur cette denrée. Néanmoins, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la consommation de fromage en moyenne par habitant, estimée à 1,2 kg par an, demeure en deçà de la norme internationale. Aussi, pour Ahmed Mfarrej, «la production laitière n’est pas assez développée, au même titre que la chaîne de froid». Ces caractéristiques, poursuit-il, «sont communes aux pays de l’Afrique du Nord, comme l’Egypte où la consommation du fromage fondu atteint 100.000 tonnes annuellement».
On continue à importer malgré tout
Malgré la concurrence acharnée et l’augmentation de l’offre, le marché est toujours avide de fromage étranger, même pour le fondu, importé à un volume estimé à 3.500 tonnes annuellement. On importe aussi les pâtes pressées cuites, «mais cela reste minime et d’une qualité moyenne», précise Chakib Britel. Cela dit, ce sont les marques ayant une distribution mondiale comme Président ou Elle & Vire, dit-il, qui sont importées en quantité, vu qu’elles ne sont pas produites localement. «Parfois, l’importation se fait sous forme de vrac, découpé localement et mis sous vide avant d’être mis sur le marché en détail», poursuit Chakib Britel.
Dans le futur, il est difficile d’envisager une baisse de cette importation, surtout en ce qui concerne les fromages dits nobles. A titre d’exemple, le fromage hollandais Gouda, connu sous le nom de fromage rouge, accédait au marché local depuis Melilia et Sebta dans un format de 2 kg au prix final de 80 dirhams. «Une production locale serait beaucoup plus chère, car ce fromage demande beaucoup de matières premières», assure Chakib Britel. Cela étant, l’importation du fromage demeure globalement moins importante comparée à celle du beurre, dont un pourcentage de 80% de la consommation vient de l’étranger.
La parenthèse de la pandémie
En 2020, la pandémie de Covid-19 a engendré un effondrement de la demande de fromage fondu tant sur le marché local qu’à l’export. Les ventes ont chuté en moyenne de 30 à 35% selon la Fédération Nationale de l’Agroalimentaire (FENAGRI). Cette baisse n’a pas pu être compensée par d’autres produits ou par des exportations vers d’autres marchés. La Fenagri voit pour autant la crise sanitaire «comme une opportunité pour donner la priorité au made in Morocco». L’industrie locale est capable, selon le président Hamid Felloun, de produire ce qu’elle importe, mais seulement «si on met en place les conditions nécessaires». Investissements en infrastructures, technologies, innovation, développement de capacité, accompagnement de l’Etat, etc. Une batterie de prérequis est indispensable somme toute, dit-il. Cela est en ligne avec les manquements soulignés par BCI Info. «Peu d’entreprises disposent d’équipements adaptés pour monter une fromagerie. Il existe de nombreux obstacles portant sur les conditions de fabrication, notamment en termes de respect de la température et de la chaîne de froid, mais aussi de l’humidité ambiante des lieux de conception», explique la note. C’est sur quoi la Fenagri attire l’attention en appelant à «la mise à niveau en termes de normes de qualité, d’hygiène, de procédés et d’équipements, de la collecte et de transformation, nécessaire pour le développement de produits à valeur ajoutée».
Parallèlement, les professionnels pensent que le marché interne a encore une grande marge d’évolution. En effet, seulement 6% de la production laitière marocaine est exportée, dont la plus grande partie sous forme de fromage fondu. Ce dernier segment offre encore des opportunités d’exportation à saisir, essentiellement en Afrique. De plus, cela permettra d’écouler la production laitière excédentaire au printemps et en été. Au Maroc, les professionnels comptent également sur l’intensification des campagnes de marketing pour développer la consommation de produits laitiers en général et du fromage en particulier. «Ça permettra de booster la demande», nous dit-on du côté de la Fenagri.
Les nouveaux arrivants déchantent
Le cas du groupe Land’Or est représentatif de la dynamique impulsée par le triangle du fromage fondu. Ce groupe tunisien a investi dans une nouvelle usine à Kenitra, d’un budget global de 102 millions de dirhams, suite à un prêt de la BERD s’élevant à 7,8 millions d’euros et une subvention du ministère de l’Industrie. Pour l’instant, Land’Or importe le fromage de Tunisie, en attendant que la nouvelle usine, d’une capacité annuelle de 2.700 tonnes, soit mise en marche. Mais, selon Ahmed Mfarrej, l’importation du fromage ne laisse qu’une faible marge, avec une irrégularité d’approvisionnement qui risque d’amenuiser les marges de profit. «C’est ce qui a poussé Land’Or à adopter également la stratégie des entreprises marocaines: le groupage de paquets de fromage fondu. C’est la seule solution pour faire du volume sur le marché marocain actuellement», souligne Ahmed Mfarrej. Cela dit, le marché se fait encore l’écho de prochaines ouvertures d’usines de fromage, ce qui rend légitime la question suivante: n’est-il pas arrivé à saturation actuellement?