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Stop me if you can !

Enquête juin 2021

Stop me if you can !

La success story de Label’Vie permet de retracer le chemin de la lente évolution du secteur de la distribution au Maroc et la discrète ascension de Zouhair Bennani.

«On n’a jamais fait dans l’opportunisme, on a toujours été droits dans nos bottes», répète à plusieurs reprises Zouhair Bennani, président du Conseil d’administration et cofondateur de Label’Vie, lors de notre rencontre à son bureau remarquablement dépouillé, sis au quartier Souissi à Rabat. Fils d’instituteur, lui-même enfant de menuisier, celui qui peut, aujourd’hui, être considéré comme une des plus grandes fortunes marocaines ne renie pas ses origines. Il a pu avec beaucoup de travail et de chance, comme il aime à le rappeler, mais aussi de l’entregent, à se tailler une place de leader dans le secteur de la grande distribution au Maroc. Un secteur où une des clés de succès est la surface financière et foncière.
Se montrant très discret et stratégique dans ses alliances, celui qui détient aujourd’hui au bas mot 3 milliards de dirhams de participation boursière, a pu patiemment construire son empire à l’ombre, même si ses entreprises sont d’une rare transparence dans le secteur.
Accident de parcours
C’est à Rabat que le jeune fassi fait ses armes. Fraîchement rentré de France en 1984, après avoir fait des études d’ingénieur informaticien et «un peu d’organisation et de droit à la Sorbonne, un DESS», selon lui. A 24 ans, il se lance dans la maintenance de matériel médical, une activité qui est toujours dans le giron du groupe familial Best Financière. Une année plus tard, il cherche à revenir à son métier de base en vendant des micro-ordinateurs clonés. La micro-informatique était à l’époque quasiment monopolisée par CBI et Nixdorf et avec des droits de douane dissuasifs. «On cherchait un local et je suis tombé sur une super opportunité en location, c’était l’Hyper de Souissi. Il disposait d’une autorisation de supermarché…». Un coup de chance? Certains diront que c’est la porte d’entrée vers les sphères d’influence rbaties, où il se mariera avec une des filles d’Ahmed Bensouda, l’influent conseiller de Feu Hassan II. Quoi qu’il en soit, c’est cette rencontre qui va entraîner le changement de business de Zouhair Bennani et avec lui ses deux associés, Rachid Hadni (toujours actionnaire et DG de Label’Vie) et Adnane Benchekroun, actionnaires de Hyper S.A. On est en 1985, à quelques années du lancement de l’activité de la grande distribution et son modèle phare les hypermarchés qui n’apparaîtra que quelques années plus tard. Le trio lance son premier supermarché, à Souissi, un certain vendredi 13 juin 1986. Dix ans plus tard, ce ne sont pas plus de 4 supermarchés qui vont voir le jour sous la marque Hyper. Peut-être une guigne héritée de la date d’ouverture, mais ça ne va pas s’arrêter là. Selon Bennani, «c’était pénible et très dur, on a passé 10 ans à essayer de comprendre le marché, le consommateur marocain, la ménagère, le fournisseur, etc. avec son lot de bêtises et d’erreurs. Pour apprendre, il fallait tout le temps se remettre en cause et se réinventer». Une période qui est aussi coûteuse. Elle a vu le départ d’un des fondateurs, Adnane Benchakroun, et l’entrée de plusieurs actionnaires (jusqu’à 60) essentiellement familiaux dans les diverses affaires qui n’avaient ni centrale d’achat, ni mutualisation, ni synergies. C’est aussi la phase où le secteur va connaître son vrai démarrage avec l’entrée en jeu de Franprix, Supersol, Makro,… mais surtout de l’ONA à travers Marjane et son tout nouveau format au Maroc l’hypermarché dès 1991.
La tortue et les lapins
C’est en effet l’expérience que va tenter feu Anis Bahraoui accompagné de la marque Corse Prisunic, rapidement rejoint par l’ONA. «Son constat était simple, partout dans le monde la distribution moderne représentait des pourcentages importants alors qu’au Maroc elle était complètement absente, notamment dans le format hypermarché. Tout le monde l’a pris pour un fou à l’époque», se souvient un ancien administrateur de Marjane. Une expérience qui va pousser un autre groupe marocain à regarder de plus près. Il s’agit de Ynna Holding qui va aussi se lancer dans la grande distribution sous ce format. «Il y avait un terrain à vendre aux enchères destiné à accueillir un hypermarché à Hay Riad à Rabat alors en développement par la CDG. Lhaj Miloud a pris une position avec d’autres actionnaires, y compris Zouhair Bennani, mais il tenait à ce que ce soit sans alcool. Malgré le refus de ses partenaires, il va continuer l’aventure en lançant seul le premier Souk Assalam», rappelle Faouzi Chaâbi en charge de l’activité dans le groupe familial aujourd’hui. «On s’est engagés les premiers et on a oublié que quand on est des tortues, les autres vous dépassent à grande vitesse», décrit Bennani. Et d’ajouter: «En 1996, je pense qu’on avait fait le tour de la question des supermarchés, on a compris quels étaient les leviers pour réussir une gestion de supermarché. On a compris que si on voulait améliorer notre chiffre d’affaires au mètre carré il fallait créer un environnement attrayant. On a commencé à penser aux centres commerciaux». Contraint de prendre le contrepied de la mode des hypermarchés faute de moyens et de foncier, Label’Vie va choisir les moyennes surfaces avec des zones d’achalandage importantes. Cette option stratégique implique aussi d’investir dans des marques, et adopter un modèle hybride mélangeant revenus de la distribution et location. C’est le pari que va lancer Bennani dès la fin des années 1990. Il s’associe à Henry Hermand qui était à la tête du groupe Progest, l’un des pionniers de la grande distribution en France et qui est par ailleurs un de ceux qui ont fait connaître Emmanuel Macron…
L’idée d’ouvrir des centres commerciaux prend de plus en plus forme, mais avec son pendant de risque lié à l’immobilier. «En achetant nos premiers magasins, on s’est aperçus que l’immobilier prenait 2 tiers des fonds propres, ce qui grève le PnL de manière impressionnante. Donc on avait décidé dès le départ de séparer nos activités immobilières, car il y a des gens qui veulent investir dedans pour leur assurer un loyer. On avait alors lancé Best Real Estate, l’ancêtre d’Aradei, et on a logé dedans toutes les acquisitions», raconte Bennani. Le nouveau modèle dans la distribution commençait à se distinguer.
Tracer le chemin
Dès 2001, le centre commercial route de Zaër est lancé avec un supermarché, un food-court et 4 magasins à louer. Dans la foulée le groupe s’associe au néerlandais Ahold, numéro deux mondial de la distribution disposant au Maroc de deux supermarchés Superdiplo rachetés par Hyper SA. Ahold dispose surtout d’un savoir-faire pour gérer les centrales d’achat. La bataille de parts de marché fait rage et la chasse aux bonnes affaires, notamment foncières, s’accélère. A la même période Marjane possède neuf hypermarchés, dont deux à Casablanca et à Rabat, et un à Marrakech, à Tanger, à Fès, à Agadir et à Mohammedia et 11 supermarchés Acima à la faveur de son partenariat avec Auchan. Metro disposait, lui, de 6 hypermarchés et Aswak Assalam de 3. Label’Vie, lui, ne détenait que 6 supermarchés dont 4 à Rabat. «Quand on a des petites surfaces qui ont des coûts au m² très élevés, il faut mailler au maximum, mais pour cela il faut trouver des opportunités foncières à proximité des grands bassins de consommation et des centrales d’achat énormes pour faire de la pression sur les fournisseurs et baisser les coûts sinon il n’y a pas de bénéfices possibles», décrypte notre ancien de Marjane. Et effectivement, il va falloir attendre l’ouverture du capital à 4 fonds d’investissements en 2 ans pour que le groupe commence à faire de la croissance externe et suive ce schéma. Encore une fois c’est à la faveur d’une rencontre que ça deviendra possible. Celle avec Amine Bouabid. Ce dernier lui propose de lui racheter les magasins de son partenaire espagnol SuperSol. Il entre dans le capital de Hyper SA avec Salafin et le hedge-fund Cyrus Capital Ltd. Deux ans plus tard, il est rejoint par son mentor, Sir Othman Benjeloun, via la holding familiale Benjelloun-Meziane (HBM). «On s’est croisés en soirée, mais je ne le connais pas. Sauf que le patron de Salafin à l’époque Amine Bouabid était impliqué avec SuperSol, il voyait qu’elle ramait et m’a proposé de faire quelque chose ensemble. Il a par la suite été intéressé lors de notre ouverture de capital. Il lui en a parlé et ça s’est fait», relate Bennani. On est en 2004, c’est l’année aussi où le fonds d’investissement bahreïni Esterad fait son entrée dans le tour de table. Plusieurs autres vont se succéder, en en faisant presque une marque de fabrique. «En termes de montages financiers on a tout pris. La seule chose qu’on n’a pas utilisée ce sont les usuriers», ironise Bennani. Et d’ajouter: «On était en mode survie. Chaque deux-trois ans, on était confrontés soit à une baisse de capital, soit à la recherche de nouveaux investisseurs. Quand on a de l’ambition et pas de moyens on est obligé de faire ça». Et le bal des investisseurs en capital va continuer.
Le tournant Alj
Avec le retrait de Othmane Benjelloun qui est allé lancer Hanouty avec Moncef Belkhyat, quelque temps plus tard, Label’Vie va accueillir d’autres mastodontes. C’est d’abord le groupe de Saïd Alj en 2005, puis Moulay Hafid Elalamy en 2007. Un coup de chance encore une fois? «On a rencontré Saïd Alj lors d’un voyage économique organisé avec un ministre en Algérie en 2005. Depuis on s’est associés», affirme Bennani. Un voyage organisé par le département de Salaheddine Mezouar à l’époque. A partir de ce moment on va retrouver divers véhicules de Saïd Alj dans de nombreuses affaires de Zouhaïr Bennani et vice-versa. Avec ces différents montages, et 21 ans d’existence, Label’Vie comptait à peine 13 magasins. Mais elle s’apprêtait à frapper un gros coup en s’introduisant en Bourse en 2008. Profitant de l’euphorie du marché, mais aussi pour restructurer son tour de table et lever des financements à bas coûts, le management de la petite compagnie franchit le pas. Il lève à l’occasion 524 millions de dirhams entièrement consacrés au développement. Un an plus tard elle double le nombre de magasins, et surtout lance enfin son premier hypermarché avec Carrefour. Encore un coup de chance? «On avait perdu beaucoup de temps dans les supermarchés, il nous fallait gagner du temps. Ça tombait bien, puisqu’à ce moment-là Carrefour se désengageait de l’Algérie. On a donc sauté sur l’occasion car, au niveau international, Carrefour ne voulait pas revenir bredouille de cette expérience. On s’est associés à eux avec une participation minoritaire de 5% et dans la foulée on a ouvert le premier hypermarché en 2009», se souvient Bennani. Et d’ajouter: «Ce qui l’a encouragé dans notre modèle c’est qu’il n’allait pas investir dans l’immobilier. On avait notre bras armé qui est Best Real Estate qui est aujourd’hui Aradei. C’est comme ça qu’on a pu investir dans le développement». Un rapprochement permis par son mentor Henry Hermand. Ce modèle va aussi être utilisé pour le développement de leur activité commune de centres commerciaux en développant de nouveaux formats comme Al Mazar à Marrakech alors en plein boom immobilier et touristique. Se sentant pousser des ailes il soumissionne même pour se positionner sur la Marina de Casablanca, lorgnée par Marjane. Sans succès, Label’Vie se fait coiffer au poteau. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, la même année le groupe tombe sur une opportunité en or. Metro, avec ses 8 hypermarchés et sa fortune en foncier bien situé, décide de se désengager du Maroc. La compagnie allemande lance un appel d’offres international. Pour ne pas voir se réitérer le scénario de la Marina, Label’Vie, faisant jouer les synergies et la complémentarité avec Metro, réussit en 2 jours à convaincre le management de Metro de convertir l’appel d’offres en négociation exclusive. Le deal est scellé et financé grâce à une levée obligataire de 500 millions de dirhams. Un tournant historique pour le groupe qui devient officiellement le numéro 2 du secteur. Toutefois, il faut redresser la barre du cash and pay allemand. Très vite, le management de Label’Vie déchante. Metro n’est pas rentable, il enregistre des pertes annuelles de 80 millions de dirhams. «Tout ce qu’on a acheté dans notre vie, et on a beaucoup acheté, on arrivait à le redresser dès la première année, on avait les clés pour ça. Mais avec Metro on a fait des pertes pendant trois ans, bien que limitées à 50 millions de dirhams, mais c’était un gros stress», témoigne Bennani.
Multi-formats, multi-offres
La parade va être trouvée au Brésil. C’est le format Hyper-cash Atacadao, récemment acquis par Carrefour, qui attire Label’Vie. «Carrefour, ne connaissant pas le potentiel du format, ne voulait pas qu’on le déploie au Maroc. Mais, charmés par le modèle, on a insisté pour être des cobayes», affirme Bennani. Et ça marche! Aujourd’hui, la marque génère près de 30% du CA du groupe qui a atteint en 2020, 11 milliards de DH. Elle permet aussi à Label’Vie d’être le seul groupe multi-formats et multi-offres du Maroc, si on compte la dizaine de nouveaux magasins de proximité «Supeco» ouverts en 2021. Entre-temps, le secteur connaît des transformations importantes. Alors que le groupe Chaâbi continue son bonhomme de chemin avec son modèle avec en moyenne une nouvelle ouverture par an, Marjane se détache avec fracas d’Auchan et continue seul à caracoler en tête. Sous l’impulsion de son actionnaire de référence, il décide de sortir de la vente d’alcool dans les Marjane en 2014 et en 2016 dans les Acima, ce qui porte un coup non négligeable à son business model et booste la concurrence. «L’alcool n’est pas la panacée. Mais quand on a un produit qui représente 25% des marges c’est important», tente de relativiser notre ancien administrateur de Marjane. La concurence est, elle, plus catégorique. «A Label’Vie on est heureux d’avoir le monopole de l’alcool dans la grande distribution. D’autant plus que ça génère beaucoup de marge qui peut atteindre jusqu’à 70%. Ils ont la protection qu’il faut pour le vendre librement. C’est d’ailleurs un des facteurs de succès. Ils sont en train de doubler le leader grâce à ça. L’ouverture d’un magasin avec de l’alcool dans une petite ville c’est comme ouvrir un casino». Ainsi le CA consolidé de Label’Vie passe de 5,7 milliards de dirhams en 2013 à 8,2 milliards en 2017, malgré la déconsolidation d’Aradei du groupe cette année-là. Le résultat d’exploitation est, lui, passé de 139,9 millions de dirhams à 354,4 milliards de dirhams pour la même période, soit 2,5 fois en 4 ans. Un beau matelas de liquidité qui fait grincer des dents.
Une place au soleil
Pour faire face, Marjane a dû complètement revoir sa stratégie, d’une part en hybridant de plus en plus ses revenus à travers la location des surfaces dans des centres commerciaux de plus en plus imposants, mais surtout en diversifiant ses assortiments, un peu comme… Label’Vie, mais ça va prendre des années et coûter la tête à plusieurs dirigeants. La petite «tortue» est devenue grande, et engrange les succès. Fin 2014, elle se lance dans l’aventure africaine en achetant une part minoritaire dans DCDI, un des deux grands opérateurs ivoiriens de la distribution moderne en partenariat avec Amethis, un des fonds d’investissement des Rothschild. «Ces dernières années, on est souvent consultés par des acteurs importants, financiers ou de métier, ce qui fait qu’ils nous ouvrent des opportunités. Les gens d’Amethis sont venus nous consulter pour la distribution en Afrique, et il se trouve qu’on est devenus actionnaires», affirme simplement Bennani. La position est par la suite consolidée en 2019, devenant l’actionnaire majoritaire, et suscitant l’ire de son partenaire industriel au Maroc, Carrefour, qui est devenu de fait son concurrent en Afrique de l’Ouest. «Je ne comprends pas leur réaction. Je me suis positionné avant eux en Côte d’Ivoire», se défend-il. Et d’ajouter: «Les Marocains faisaient du commerce en Afrique avant même que la France ne découvre ce continent. Et ce n’est pas seulement avec leur expertise qu’on y est allé puisque Label’Vie existait déjà avant le partenariat avec Carrefour».
Ce n’est pas que dans la distribution que notre Tycoon joue des coudes. Il va même aller titiller les grands de la finance en positionnant une offre pour le rachat de la filiale marocaine de l’assureur suisse Zurich avec une offre de près de 1,5 milliard de dirhams, créant à l’occasion Best Assurance Sarl. Zouhair Bennani cherchait-il à emboîter le pas à son ami et associé Moulay Hafid Elalamy dans le secteur des assurances? Quoi qu’il en soit, il en ressort enhardi, et prépare l’IPO de Aradei dès 2017. Une introduction qui sera lancée contre toute attente en 2020, en pleine année de pandémie. Fait d’autant plus remarquable qu’elle a suscité l’engouement de tous les institutionnels marocains y compris la très prudente Dounia Taârji qui a pris une participation pour un fonds souverain national. Ayant patiemment tissé son vaste réseau d’amitiés et de business, bien que sur le papier actionnaire minoritaire avec une cascade de participations et de structures de portage, celui qui s’est vu proposer un rachat au prix symbolique dans les années 90 est plus fort que jamais.
Avec des signatures de renom, comme la Berd, Euromena, Growthgate ou encore Blackrock, JPMorgan Chase, NorgesBank, Deutschbank AG, qui ont des participations boursière ou en private equity dans ses affaires, en plus des investisseurs marocains et les divers fonds et family offices comme Mutandis, FCEC, Falah Holding, Sanam, Saham, etc., Zouhair Bennani est devenu après 35 années de labeur une valeur sûre du capitalisme marocain qui ne va sûrement pas s’arrêter en si bon chemin. Et cela bien qu’il passe de longs week-ends, voire la moitié de l’année, à l’étranger et que son bureau soit particulièrement dépouillé. «Je dois être prêt à ramasser mes affaires et de le laisser à quelqu’un d’autre dès le lendemain», se défend-il, non sans ironie. Un positionnement qui maintient le mystère sur les prochains coups de celui qu’on traitait de fou en 1985 et qui dit craindre la retraite.