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Mohamed Benmoussa

Interview mai 2021

Mohamed Benmoussa

Idéologue mais aussi Financier, Benmoussa a l’art de faire parler les chiffres. Cet Istiqlalien n’en est pas moins connaisseur et décrypteur des arcanes politiques.

Conjoncture oblige, quelle lecture faites-vous de la situation économique du pays?

Nous sommes dans une situation comparable à la plupart des pays de la planète, mais dans des proportions qui varient d’une économie à une autre. Nous avons traversé au niveau mondial une crise sans précédent depuis la Grande Dépression des années 1930, avec des effets dévastateurs sur nos économies et nos sociétés. Nous avons eu un choc simultané de la demande et de l’offre, un arrêt des appareils de production du fait des décisions de confinement, une forte décélération du commerce international et une remise en cause de la mondialisation. Tout cela n’est pas sans conséquences. La pandémie a plongé le monde dans une récession violente, et le Maroc ne fait pas exception. La croissance économique a chuté drastiquement en 2020, avec une récession de plus de 7%, selon le HCP. Avec des secteurs inégalement impactés, comme le tourisme qui a chiffré ses pertes à -56%. Le Maroc a enregistré une envolée inédite du chômage, passé à 12%, et à vrai dire à 14%, avec 440.000 emplois perdus en 2020. Le déficit budgétaire a dépassé les -7,4%. La dette a considérablement augmenté et on se retrouve à un taux d’endettement public autour de 95%. La situation est donc très dégradée. Le Maroc est en zone de danger et à la merci des agences de rating qui n’ont pas hésité à dégrader sa notation. Il n’empêche que notre pays a agilement identifié des réponses anti-Covid efficaces et a pris des décisions courageuses. Le Souverain a rapidement décidé de mettre en place un fonds anti-Covid qui a mobilisé la solidarité nationale autour de 35 milliards de DH. Près de 5 millions de familles marocaines ont ainsi profité des minima sociaux. Également, le Plan de relance de 120 milliards de DH qui seront injectés dans l’économie nationale sous forme de fonds publics, de crédits garantis et d’investissements directs de l’État. Maintenant, ce qu’il faut espérer, c’est de juguler cette pandémie et sortir de la crise et on est loin d’être dans cette situation.

Faut-il s’inquiéter du niveau de la dette ?

Vous savez que nous étions déjà dans des situations d’endettement public tendues avant l’avènement de la Covid-19 et cela s’est considérablement dégradé en 2020. On a eu raison de le faire parce qu’il fallait sauver l’économie et éviter l’arrêt cardiaque. Il fallait aussi protéger nos concitoyens. Je suis fier d’appartenir à un pays qui n’a pas hésité à soutenir financièrement, pendant plus de trois mois, 5 millions de ménages, près de 20 millions de personnes et continue toujours à le faire dans certains secteurs sinistrés, notamment à travers les contrats programmes sectoriels qui ont été signés par le gouvernement.

Cela est-il suffisant pour autant ? 

Évidemment non, parce que la précarité sociale est considérable et les enjeux également. Nous sommes une économie où l’informel est très important, estimé autour de 20 à 25% de notre PIB, d’après les dernières études qui remontent déjà à quelques années. Pour la CGEM, l’informel représente 20% du PIB, et le HCP lors de sa dernière étude l’a estimé autour de 400 milliards de dirhams de chiffre d’affaires, ce qui pourrait représenter près de 20% du PIB. Autrement, ce sont 2,5 millions de personnes qui travaillent dans l’informel. Et donc tout le secteur informel a été impacté frontalement dans le cadre de cette pandémie. L’État s’est lourdement endetté. D’après mes estimations, l’État a levé près de 9 milliards de dollars en 9 mois, entre avril et décembre 2020. Il a fait une sortie sur le marché international à 2 reprises,il a levé 2 crédits auprès de la Banque africaine de développement, 2 crédits auprès de la Banque mondiale. Il a également fait usage de la ligne de précaution et de liquidité du FMI, soit 3 milliards de dollars. Il a reçu un crédit auprès du gouvernement japonais de 250 millions de dollars. L’État a aussi reçu 1,3 milliard d’euros auprès du gouvernement allemand, dont 200 millions d’aide. Parfois avec des incohérences dans la gestion de la dette publique, comme quand on lève 9 milliards et on en rembourse 980 millions de suite. Cela ne me semble pas rationnel du tout. On aurait dû lever 8 milliards de dollars parce que lever 9 et en rembourser 1 dans le même temps génère des coûts, des frais, des commissions et des intérêts qui pèsent sur le budget général de l’État.

Quelles sont les leçons à tirer de cette crise?

Il est sans doute assez tôt pour tirer les leçons d’une pandémie qui n’est pas encore terminée et en dégager les décisions de rupture adéquates. En revanche, cette crise aura mis en évidence deux types de vulnérabilités. Notre économie a choisi la voie de l’ouverture sur le monde extérieur. Cela a bien évidemment porté ses fruits, mais ce choix a aussi aggravé un certain nombre de failles de notre modèle économique. Dès le début des années 90, le Maroc s’est intégré dans la globalisation et la financiarisation des économies. On a libéralisé, on a privatisé, on a mené une politique budgétaire relativement stricte, on a aussi évolué progressivement vers le flottement des taux de change, on a réduit la présence de l’État dans l’économie… Bref, le Maroc a appliqué les préceptes de la Banque mondiale et du FMI dits «Consensus de Washington», à mon avis sans suffisamment de discernement, sans suffisamment de régulation par l’État, et en abandonnant exagérément la sphère économique au secteur privé qui n’a pas toujours joué le rôle qui lui est dévolu. L’État s’est beaucoup engagé dans les investissements d’infrastructures en s’endettant. Malheureusement le secteur privé n’a pas pu, n’a pas su, ou n’a pas voulu exploiter au mieux tous ces investissements infrastructurels importants comme Tanger-Med, les autoroutes, les aéroports, la ligne ferroviaire à grande vitesse, les zones industrielles. Je pense que le secteur privé n’a pas été assez entreprenant, privilégiant des activités plus faciles et moins exigeantes, plus rentables à court terme, protégées avec des situations d’oligopole, de rente et de protection douanière et oubliant les secteurs qui sont vraiment stratégiques, notamment les secteurs industriels. Cette prise de conscience est un premier enseignement. Le second, c’est que l’État a un rôle important à jouer dans l’économie: un rôle de stratège, de régulation, de protection ainsi qu’un rôle d’investissement et de développement. Je pense qu’il y a aujourd’hui au Maroc, comme dans la plupart des pays, une réflexion très avancée pour remettre un peu d’ordre dans les modèles de développement économique et ramener l’État dans ses fonctions régaliennes. C’est valable au Maroc comme c’est valable aux États-Unis, en Corée du Sud ou encore au Cameroun.

Faut-il «démondialiser» ? Quelles sont les orientations aujourd’hui ?

Le monde vit une transformation, avec un retour en force de l’État. Cette crise questionne le sens de nos modes de production et de consommation. On verra une défragmentation des chaînes de valeur mondiales, des chaînes industrielles, avec des politiques d’industrialisation encore plus ambitieuses, de territorialisation des unités de production à l’intérieur des territoires des pays, une relocalisation des industries dans les pays ou du moins à proximité des marchés avals. On assiste également à la transformation des comportements de consommation des citoyens qui cherchent à consommer le local, à avoir des comportements de consommation vertueux du point de vue de l’équilibre écologique. Tout cela va entraîner des modifications dans les habitudes de consommation, dans les comportements des entreprises et leurs politiques d’investissement et surtout dans les politiques publiques et économiques menées par l’État.

Plus d’État, moins de marché. C’est donc cela le visage de l’économie post-pandémique ?

Plus d’État et mieux d’État. Il me semble que ces éléments-là vont marquer durablement l’organisation des économies et l’organisation des sociétés humaines.L’État sera de plus en plus présent dans les secteurs et filières d’avenir, à savoir l’éducation, la culture, l’habitat, les transports en commun, les énergies renouvelables, la santé, la protection des citoyens à travers les produits d’assurance, les produits financiers et bancaires, dans la recherche médicale, la recherche pharmaceutique.

Le modèle économique marocain était adossé à certaines grandes familles, avant de passer au modèle «IDE». Vous avez vous-même travaillé dans un groupe bancaire qui était géré par la famille Kettani. Le groupe est ce qu’il est aujourd’hui et la famille a disparu. Que pensez-vous de la question de transition des grands groupes familiaux ?

C’est vrai que le capitalisme marocain au lendemain de l’indépendance et pendant, disons quatre décennies, c’était un capitalisme familial. Malheureusement, la transition d’une génération à une autre s’est mal faite. Prenez l’exemple effectivement de la famille Kettani, la transition de la génération du fondateur à la génération suivante s’est traduite par la disparition de ce groupe, il faut le regretter. C’est toujours la responsabilité des générations suivantes, et vous avez d’autres groupes aujourd’hui qui sont dans cette phase-là, et qui sont en danger. D’où la nécessité me semble-t-il, et là, la CGEM a un rôle essentiel à jouer de patronage, de transformer la culture managériale des entreprises marocaines, de les institutionnaliser et de créer cette dichotomie, cette séparation entre la détention du capital et le management. Le groupe Kettani avait pourtant commencé à faire cette mue du vivant de son fondateur Moulay Ali, parce qu’il y avait une séparation entre l’actionnariat et le management qui était incarné par le président du groupe bancaire et son état-major dont je faisais partie. Il faut que nos grands groupes familiaux puissent aujourd’hui réussir cette mue. Ils sont confrontés à cette mondialisation qui devient plus rude, plus disruptive. Il faut que ces grands groupes familiaux se professionnalisent davantage, qu’ils transforment leur logique de fonctionnement, qu’ils deviennent plus transparents, qu’ils aillent sur le marché boursier, qu’ils aillent à la cotation, qu’ils publient leurs comptes, qu’il y ait une séparation entre la détention du capital et le management. L’État aussi peut jouer un rôle en proposant des politiques incitatives, et pousser ces entreprises à la transformation.

À vous écouter et même à vous lire dans vos différentes sorties médiatiques, le modèle marocain est «bon à jeter». Est-ce le cas ?

D’abord le modèle de développement de notre pays renferme des éléments de succès qu’il faut souligner. L’honnêteté intellectuelle voudrait qu’on le note. Il n’est pas à jeter comme vous dites, il est à transformer et la nuance est importante. Il faut consolider les acquis du modèle de développement et aller au-delà de ses failles et limites pour proposer des alternatives pertinentes.

Quels sont ces acquis ?

Nous avons une économie qui a été structurée autour de la liberté d’entreprendre et de l’initiative privée. Le rôle du secteur privé est important dans notre économie nationale avec un certain nombre de limites, celles que je viens d’indiquer. Nous avons également un modèle, qu’on le veuille ou pas, qui a fait augmenter globalement les revenus des citoyens même s’il y a une disparité dans la répartition des richesses.

Quid des faiblesses alors ?

Elles sont de deux ordres. D’abord, nous avons créé peu de richesse par rapport à d’autres pays et le peu que nous avons créé, nous l’avons mal réparti, notamment entre les couches sociales, les générations et les territoires. Ce sont là 2 grands enjeux: un enjeu de production de richesse et un enjeu de répartition. Un enjeu de croissance économique que nous devons porter à un niveau minimum de 7% par an sans discontinuité pendant 20 à 30 ans. Ensuite, il faudra organiser les conditions d’une meilleure répartition primaire de ces richesses produites et les conditions d’une politique de redistribution plus juste et plus ambitieuse par les différentes décisions de l’État. Voici donc les 2 failles de notre modèle et nos 2 enjeux. Si nous considérons comment évolue notre pays depuis l’indépendance, on constate qu’effectivement nos choix de développement n’ont pas été très judicieux. Un benchmark entre le Maroc et la Corée du Sud montre que les deux pays avaient le même niveau de revenu par habitant. Vers les années 80, le revenu par habitant sud-coréen était 1,6 fois supérieur au revenu marocain alors qu’on partait sur le même niveau au début des années 60. Aujourd’hui, les Sud-coréens sont dix fois plus riches que les Marocains. L’écart est gigantesque. Ceci pour vous dire que des choix de stratégie de développement différents aboutissent à des résultats totalement opposés. C’est en cela que notre modèle est arrivé à ses limites et qu’il doit être transformé et non pas jeté en pâture à la critique. Il doit être regardé avec lucidité et transformé, en gardant nos acquis et en capitalisant sur nos succès qui ne sont pas inexistants.

Vous faites partie de l’équipe CSMD. Êtes-vous satisfait de ce qui a été fait ?

Globalement oui, sinon je n’aurais pas contribué à cette aventure collective et donc je l’ai fait avec conviction, d’autant plus que la désignation des membres de la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD) par SM le Roi est à la fois un privilège et une responsabilité. Le nouveau modèle de développement permettra à notre pays de faire un bond qualitatif significatif, mais le développement d’une nation est une dynamique permanente. Le travail continue…

Cela ne va pas forcément de soi, vous pouvez quand même ne pas être satisfait de l’output…

Je pense que le rapport de la CSMD sera présenté au Roi et la première des appréciations sera celle de Sa Majesté. Nous attendons donc de voir quelle réception, quelle perception et quelle évaluation seront faites du rapport de la CSMD.

Le citoyen est supposé être au cœur de ce modèle. Il devra aussi être présenté aux Marocains pour les impliquer…

Forcément! Chacun contribue au développement de son pays. Évidemment, vous avez les décisions stratégiques qui sont prises au plus haut niveau de l’État, vous avez aussi les politiques publiques qui sont mises en œuvre pour traduire ces orientations stratégiques, et cette responsabilité incombe au gouvernement et au Parlement. C’est également la responsabilité de la haute administration publique, des entreprises publiques, des collectivités territoriales et vous avez tout le tissu humain économique, intellectuel, culturel, éducationnel qui travaille au quotidien pour donner vie au développement du pays. Et donc forcément, c’est une aventure collective. Tout le monde doit s’y engager. Le nouveau modèle de développement doit être dans la transformation, sera dans la transformation et parmi les transformations à opérer c’est, en effet, la nécessité d’embarquer les citoyens dans les sujets de développement. Il faut qu’il soit inclusif, et c’est un des enjeux effectivement.

Le Roi n’a pas attendu ce rapport pour lancer des réformes et procéder à des changements… comme pour la super agence de gestion des participations de l’État…

C’est parfaitement juste. Il s’agit d’une réforme majeure, parce que les établissements et entreprises publics ont un rôle important dans l’investissement public, porté essentiellement par l’État, un peu par les collectivités locales. Ce sont une centaine de milliards de dirhams d’investissement public portés par les EEP chaque année. Cette relation financière entre l’État et les EEP est déséquilibrée et pose problème. Chaque année, elle détruit de la valeur pour les finances publiques, avec un manque à gagner de l’ordre de 25 milliards de dirhams. Si bien que sur les dix dernières années, 2010-2020, cette relation financière a généré une destruction de valeur de plus de 210 milliards de dirhams. C’est considérable. Cette agence de gestion stratégique des participations de l’État est donc fondamentale parce qu’elle a vocation à rééquilibrer cette relation financière et à mettre un terme à l’hémorragie des finances publiques.

Comment cela se fera-t-il ?

Elle va travailler à moderniser l’État actionnaire, à valoriser le portefeuille public. Elle va également œuvrer à restructurer le portefeuille public en pôles sectoriels homogènes et enfin elle va veiller à ce que les EEP soient mieux mis au service de la mise en œuvre des politiques publiques, de la politique économique de l’État et de sa politique d’investissement. Vous voyez bien que l’enjeu est considérable et cette agence aura un rôle très important.

Quid de la CDG dans cette nouvelle configuration ? Est-elle appelée à «disparaître» ?

Pourquoi voulez-vous qu’elle disparaisse ?

Elle gère les actifs étatiques et elle présente des problématiques de gestion financière…

Que vous disiez que la Caisse de Dépôt et de Gestion présente des problématiques de gestion financière, oui c’est vrai, mais qu’elle disparaisse, non. La CDG est l’un des principaux bras armés financiers de l’État. Elle n’a pas vocation à disparaître mais à se transformer comme beaucoup d’autres entreprises publiques. La CDG comme l’ensemble des EEP, va être pilotée, d’un point de vue stratégique, par ladite agence. Évidemment, les EEP doivent garder leur autonomie de gestion, mais il faut que l’État y mette de la cohérence. Il faut qu’il y ait une coopération entre les différentes entreprises publiques et qu’il y ait un effet de démultiplication des efforts et de mutualisation des moyens, si bien que ce pilotage unique par une agence est totalement pertinent. Il s’agit d’un pilotage des grandes orientations stratégiques et une mise en cohérence, une rationalisation, une unification, une uniformisation de la politique actionnariale de l’État. Donc le pilotage stratégique par cette agence et le pilotage opérationnel par les conseils d’administration et les états-majors de chaque entreprise publique. Les EEP doivent aussi être regroupés dans des pôles sectoriels homogènes, il y a des mutualisations à opérer, des regroupements, des rationalisations à opérer, il faudrait qu’on puisse restructurer toutes les entreprises publiques. On en a 250 environ, elles-mêmes ayant à peu près 500 filiales. On doit restructurer et rationaliser tout ça, c’est le rôle du prochain patron de l’agence de gestion stratégique des participations de l’État. Pour revenir à la CDG, je conviens qu’elle est problématique et qu’elle doit être restructurée. Vous savez qu’elle a plus de 285 milliards de dirhams de total actif, il y a deux années elle a dégagé une perte de 1,1 milliard de dirhams. Regardez le rapport de la Cour des comptes qui met en évidence les failles du pilotage stratégique et opérationnel de cette entreprise publique, il faut qu’il y ait effectivement une remise en cause, une transformation du pilotage de cette entreprise.

La Samir est une autre entreprise à laquelle le gouvernement est incapable de trouver une solution. Pourquoi selon vous faut-il transférer ses actifs de l’État ?

Parce que c’est la seule solution qui reste. Pourtant il y a d’autres solutions qui ont été proposées. Comme la solution de la gestion libre ou la solution de la transformation des dettes en equity. Il y a aussi la solution de la cession à une société de capital mixte où on aurait dans le capital et le conseil d’administration, l’État pour une part minoritaire, les salariés, les banquiers, les distributeurs des hydrocarbures et un opérateur industriel international. La solution du transfert des actifs à l’État est la solution de dernier recours, vu que les autres solutions proposées avec insistance au gouvernement depuis 5 années n’ont pas abouti. Plus de 30 propositions auraient été déposées au tribunal de commerce, dont 4 ou 5 très sérieuses, mais en vain car la procédure de liquidation judiciaire est totalement inadaptée au cas d’un dossier comme celui de la Samir. Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas de nationalisation mais d’un transfert provisoire, le temps de redresser l’entreprise puis de la remettre sur le marché dans le cadre d’une privatisation, mais cette fois-ci dans les règles de l’art. Vous dites pourquoi transférer les actifs?  Je vois plusieurs raisons. D’abord historiques, institutionnelles voire émotionnelles. Cette entreprise était un joyau de l’industrie nationale, un emblème de l’industrialisation de notre pays qui est intervenue au lendemain de l’indépendance en 1959 sur décision du défunt Roi Mohammed V et qui a été portée par le gouvernement d’Abdellah Ibrahim et Abderrahim Bouabid. C’est là un héritage et une mémoire à respecter. Et un peuple qui n’a pas de mémoire n’a pas d’avenir. Il y a ensuite une raison sociale, parce qu’en mettant en activité la Samir, on protège d’une part le pouvoir d’achat des citoyens et d’autre part on sauve 5.000 emplois directs et indirects. Ensuite il y a une raison économique, parce que le redémarrage de la Samir va permettre de sauvegarder la compétitivité des entreprises marocaines et des TPME particulièrement. Il y a surtout une raison stratégique parce que l’existence d’une raffinerie de pétrole permet d’assurer l’autonomie énergétique du Maroc mais aussi de constituer les stocks de sécurité que nous n’avons pas aujourd’hui. J’ajouterais les raisons financières parce qu’avoir une activité de raffinage pétrolier au sein de la Samir nous permet de réduire le coût de la facture énergétique pour la balance des paiements et de protéger nos réserves de change. Last but not least, il y a une raison éthique parce que son redémarrage permettra de mettre un terme aux profits obscènes qui se chiffrent à 38 milliards de dirhams engrangés par ceux qui bénéficient des dysfonctionnements du marché des hydrocarbures au Maroc.

À court de ressources, la Samir se tourne vers la location de ses actifs… 

En effet le gouvernement, dans un moment assez étonnant de lucidité, a décidé il y a un an de louer les bacs de stockage à la Samir. Il a fait une demande au président du tribunal de commerce de Casablanca qui a donné l’accord très rapidement, quasi immédiatement parce qu’il fallait profiter de la baisse du cours du pétrole sur le marché international. Depuis, blocage. Le gouvernement a confié cette tâche à l’Onhym qui, à ce jour, n’a pas signé les contrats de location des bacs de stockage. Nous avons fait les calculs et avons trouvé que cette inconséquence et irresponsabilité du gouvernement a coûté à la Samir 100 millions de dirhams de redevance de location par mois. Nous sommes à dix mois, cela fait déjà 1 milliard de dirhams de manque à gagner. Pour les finances publiques, puisque maintenant le baril est à plus de 60 dollars, ce sont près de 50 dollars de perdus par baril. Lorsqu’on multiplie ce chiffre par la consommation du pays sur dix mois, on est à plus de 5 ou 6 milliards de dirhams de perte pour nos finances publiques.

En plus de ces destructions de richesse, le Maroc devra encore lever de la dette, parce que financer le nouveau modèle de développement nécessitera une dette supplémentaire…

Justement. Pour que l’État puisse assumer ses fonctions régaliennes dont je parlais tout à l’heure, notamment en termes d’État protecteur, d’État développeur, il faudra mener des réformes structurelles qui nous permettront d’aller négocier avec nos bailleurs de fonds bilatéraux, nos bailleurs de fonds multilatéraux et avec les investisseurs institutionnels qui achètent de la dette sur le marché financier international. Et il va falloir renégocier les conditions de remboursement de notre dette extérieure. Il faudra également renégocier les taux pour réduire le service de la dette qui aujourd’hui représente la première mission de l’État, 93 milliards de dirhams en 2020 et 78 milliards de dirhams en 2021 qui est une année exceptionnelle en raison des différés de remboursement. Il faudra aussi rééchelonner les dettes sur des périodes beaucoup plus longues, avoir une quote-part plus grande en termes de swap devise-dirham dans la gestion dynamique de la dette publique et négocier aussi une reconversion d’une partie de la dette en investissement direct. Et enfin organiser les conditions qui nous permettront d’améliorer nos réserves en devises, de recréer une dynamique dans nos capacités d’exportation, dans le développement du tourisme, dans les transferts des Marocains du monde. Enfin, pour ce qui concerne la dette intérieure, il me semble que les 160 milliards de dirhams de bons du Trésor qui sont portés dans les bilans des banques constituent ou génèrent un effet d’éviction pour le financement de l’économie réelle. Je suggère personnellement que ces bons soient transférés dans le bilan de Bank Al-Maghrib, sous condition de les transformer justement en crédits aux TPME et aux entreprises. Voilà un peu la situation de nos finances publiques, une situation difficile mais qu’on peut gérer en menant des réformes structurelles audacieuses.

Ces réformes financières sont-elles aujourd’hui le nouvel impératif ?

Absolument! Parce qu’aujourd’hui, nous sommes dans une situation quasiment d’asphyxie pour nos finances publiques et il faut trouver de nouvelles marges de manœuvre budgétaire. Il faudra dans ce sens améliorer la gestion du portefeuille public pour que l’on n’ait plus les 210 milliards de dirhams dont je vous ai parlé tout à l’heure, mais au contraire, que la relation financière entre l’État et les EEP devienne excédentaire et puisse générer de la ressource financière pour le budget général de l’État.

Et en termes de recettes ?

Oui, j’y reviendrai. Quand on parle de finances publiques, l’on a immédiatement tendance à penser à la recette, et on oublie la dépense. Ceci dit, vous avez raison, la recette est fondamentale. Mais je voudrais prioriser la dépense. La réforme de l’État fera en sorte que l’on va pouvoir maîtriser, et je ne dis pas diminuer, je dis maîtriser, rationaliser et réorienter la dépense publique. Évidemment, ça ne sera pas suffisant, il faut aussi améliorer la recette. La recette pour un État, il n’y en a pas des masses. Il y a évidemment les recettes qui proviennent du portefeuille public, aujourd’hui c’est une dépense nette, mais demain cela doit devenir une recette nette. Il y a aussi les droits de monopole. Mais il faut surtout mobiliser le plein potentiel fiscal de notre pays. C’est de la réforme fiscale que l’on va retirer les ressources nécessaires. En plus de jouer sur la dépense, on doit pouvoir jouer sur les recettes et les augmenter, de mon point de vue, de quelque 50 milliards chaque année.

Comment activer ce potentiel fiscal ?

Je vous invite à revoir les recommandations des 3èmes Assises sur la fiscalité. Il y a des décisions majeures qui doivent être prises assez rapidement pour combler les trous de notre système fiscal. Il faudra introduire plus de progressivité dans l’impôt, notamment dans l’impôt sur le revenu, il faudra supprimer les systèmes de prélèvement à la source à taux libératoires qui détruisent l’assiette fiscale et enlèvent toute la substance à l’IR. Il faudra instituer une imposition de la fortune non productive et rationaliser les dépenses fiscales qui coûtent 33 milliards de dirhams au budget général de l’État chaque année. Il faudra plafonner les dépenses fiscales par contribuable pour que le contribuable ne puisse pas jouer sur les niches fiscales et bénéficier d’avantages qui peuvent se chiffrer parfois en plusieurs centaines de millions de dirhams, comme on a pu le constater sur une transaction dans le secteur des assurances. Il faut mener une lutte sans merci contre la fraude fiscale et surtout réactiver la commission nationale des infractions fiscales.

Pourquoi cette réforme tarde-t-elle à être mise en œuvre ? À qui profite la situation ?

Une réforme fiscale n’étant pas quelque chose de neutre, elle profite à ceux qui bénéficient des faiblesses et des trous du système fiscal actuel. Il suffit de regarder nos failles pour voir qui en profite. Aujourd’hui, vous avez 90 à 95% des recettes de l’IR qui proviennent de l’impôt sur salaire, c’est un scandale! Vous avez 68% des 18.000 médecins marocains qui payent moins de 10.000 dirhams par an d’IR. Vous avez 5.000 grossistes marocains qui payent moins de 5.000 dirhams par an d’IR ou d’IS. Vous avez 47.000 grossistes marocains qui réalisent à peu près 53 milliards de dirhams de chiffre d’affaires et qui ne payent pas d’impôts, car ils déclarent des résultats déficitaires. Vous avez à peu près ¼ de million d’entreprises au Maroc, les 2/3 ne payent pas d’impôts, soit elles déclarent des résultats déficitaires, soit elles sont exonérées. Vous avez 10 entreprises qui payent 25% des recettes de l’IS, et enfin 1% des sociétés marocaines qui représentent 80% des recettes de l’IS. Voilà des chiffres importants qui proviennent de la source de l’impôt et de la source de l’élaboration des statistiques de la recette fiscale. Et ces chiffres-là montrent bien qu’il y a dans notre pays un désordre fiscal majeur, et qu’il est grand temps d’y mettre un terme.

Concernant la réforme de la protection sociale, le Maroc a-t-il les moyens de financer une couverture sanitaire universelle ?

Vous avez raison de poser la question en ces termes parce qu’il faut une approche holistique, les stratégies publiques en silos ont montré leurs limites. Voilà une autre limite de notre modèle de développement actuel. D’abord cette réforme est un projet de règne qui permettra de couvrir en matière d’AMO 22 millions de Marocains en 2022, de verser des allocations familiales à 7 millions d’enfants en 2024 et d’inclure dans un régime de retraite 5 millions de personnes à l’horizon 2025. Le coût annuel est de 51 milliards de dirhams. Sur ces 51 milliards, le ministère de l’Économie et des Finances annonce que l’État prendra à sa charge 23 milliards. Le reliquat va certainement provenir des cotisations des bénéficiaires. Qu’est-ce que je vous disais tout à l’heure sur le potentiel fiscal de notre pays ? Il faut que l’on soit en capacité de lever 50 à 60 milliards de dirhams supplémentaires chaque année. Voilà un projet transformationnel pour notre pays qui va consommer 23 milliards de dirhams du budget général de l’État, on ne pourra pas le faire si on ne peut pas assurer le financement de ce grand projet, si on ne mobilise pas pleinement le potentiel fiscal de notre pays et si on ne rationalise pas non plus la dépense publique.

Quid de la réforme des marchés des capitaux. Le Maroc voulait passer d’un modèle de répression financière où les ressources sont allouées au niveau de l’État à un modèle de libération financière. Pourquoi ça n’a pas marché ?

Je vais être franc avec vous. Ce n’est pas une question de réforme, c’est une question de comportement et d’attitude. Voilà pourquoi cette réforme n’a pas fonctionné. Le cadre juridique du marché des capitaux au Maroc est solide. Évidemment il est perfectible, mais le corpus législatif et réglementaire actuel que nous avons est largement suffisant pour appuyer et soutenir un développement du marché financier. C’est la même remarque concernant les produits. Là aussi, on peut améliorer nos produits, on peut les diversifier, on peut introduire des produits dérivés, des produits structurés, des options, des futures, mais les produits que nous avons actuellement au Maroc sont largement sous-utilisés. Donc le problème n’est pas dans la réforme. Il est ailleurs. En réalité, l’histoire du marché des capitaux au Maroc foisonne de scandales boursiers et financiers qui ont fini par décourager et déprimer les petits porteurs, les gros investisseurs privés et surtout les investisseurs institutionnels étrangers qui ont décidé de déserter le marché boursier. Le problème de fond, c’est que vous avez un nombre extrêmement réduit d’opérateurs que vous pouvez compter sur les doigts d’une seule main qui font le marché. Et si le marché n’est pas plus fort que n’importe quel opérateur financier, il n’y a pas de marché. D’un autre côté, il y a une autre raison à mon avis qui est secondaire par rapport à l’explication de base que je viens de vous donner, mais qui contribue aussi à anémier la dynamique du marché financier et à entraver le développement du marché des capitaux. C’est une malheureuse réforme mise en œuvre par le précédent gouvernement. C’est ce qu’ils ont appelé la démutualisation du capital de la Bourse de Casablanca, qui était auparavant détenu exclusivement par les opérateurs du marché boursier. Le gouvernement précédent a décidé de démutualiser et donc ils ont introduit dans le capital de la Bourse de Casablanca les banques, les compagnies d’assurance, la CDG, et Casablanca Finance City. Si bien qu’aujourd’hui nous sommes dans une situation assez aberrante. Vous avez le premier actionnaire de la Bourse de Casablanca qui est le secteur bancaire qui détient 39% de son capital et contrôle son conseil d’administration, c’est lui qui prend les décisions stratégiques, opérationnelles et de nomination de son top management, et qui en même temps est le concurrent de la Bourse de Casablanca. Il n’y a pas besoin de chercher l’erreur ailleurs.