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Le pourquoi du statu quo

Enquête mai 2021

Le pourquoi du statu quo

La réforme de la gouvernance est devenue une ritournelle au Maroc depuis 1996. Malgré les diverses lois et institutions mises en place, des blocages persistent. Décryptage en 7 points.

Ces dernières années, le discours concernant la perte de confiance s’est largement diffusé dans les médias et la bouche des décideurs. «Le rétablissement de la confiance» est ainsi une des attentes les plus fortement exprimées à la Commission spéciale sur le nouveau modèle de développement tel que rapporté par son président Chakib Benmoussa lors de son point de presse, tenu en juillet 2020. La question de la confiance est transversale et touche divers aspects du vivre-ensemble. Cette question est liée à la gouvernance. La bonne gouvernance et sa réforme sont aussi des discours très courants au Maroc aussi bien dans les médias que dans la scène publique. Il faut dire que selon les sources, la mauvaise gouvernance coûte au Maroc entre 2 et 5% du PIB annuellement. On se souvient aussi que le PJD, dans sa campagne électorale de 2012, avait annoncé l’atteinte d’une croissance de 7% du PIB en 2016 (soit un gain de 2 points de pourcentage en 5 ans), rien qu’en luttant contre la corruption et la prévarication. Pourtant ce chantier semble enrayé et ne pas avancer au rythme espéré. Economie Entreprises a identifié 7 portes d’entrée aux maux qui bloquent toute percée majeure dans cette réforme.

L’effectivité de l’application de la loi

Tout le monde s’accorde à dire que l’infrastructure institutionnelle et juridique du Maroc est relativement bonne. Plusieurs lois importantes ont été adoptées dans le sillage de la Constitution de 2011 et instaurent les principes généraux d’un Etat moderne. Toutefois force est de constater que beaucoup de lois ne sont tout simplement pas appliquées, ou leur application se fait à géométrie variable. Il suffit de marcher dans la rue pour constater quotidiennement la non-effectivité de l’application de la loi. Que ce soit le respect du code de la route, l’occupation illégale du domaine public par des entreprises ayant pignon sur rue, ou par le simple vendeur ambulant, le tabac dans les lieux publics, les pratiques illégales des taximen, le non-respect des mesures liées à l’urgence sanitaire, etc. les exemples sont  nombreux et peuvent aller du plus trivial comme ceux cités, aux grosses infractions commises vis-à-vis de la loi par des acteurs privés voire par l’Etat ou ses représentants. Ces entorses à la règle de droit sont en lien avec beaucoup d’éléments qu’on peut schématiquement lier au sentiment d’impunité et au manque de moralité. Ce qui en soi est en lien avec la corruption, les défaillances de la justice et la non-institutionnalisation de la reddition des comptes, etc.

La corruption chronique

Les nombreuses études réalisées par Transparency International sur la corruption montrent qu’au moins 50% des Marocains sont corrupteurs. Le Maroc est classé parmi les pays les plus corrompus de la région MENA, devancé par l’Algérie et l’Egypte mais loin derrière le Qatar, la Tunisie, la Jordanie… Les classements du Maroc régressent de manière récurrente ces 4 dernières années et l’ONG internationale n’hésite pas à qualifier la corruption au Maroc de chronique. Cette dégringolade du Maroc vient paradoxalement au moment où le pays a lancé en 2016 la Stratégie Nationale de Lutte contre la Corruption (SNLCC) s’étalant jusqu’en 2025. Face à ces objectifs qui sont de renforcer la confiance envers les institutions publiques, d’accroître la transparence dans le secteur public et d’améliorer l’intégrité dans le milieu des affaires au Maroc, force est de constater que non seulement ces objectifs sont encore loin d’être atteints, mais que la perception de la corruption a augmenté, notamment avec la situation d’urgence sanitaire induite par la pandémie de corona. En effet, il est devenu évident que pour contourner les dispositions de la loi sur l’urgence sanitaire, le recours à la corruption a augmenté. Les nombreux témoignages sur les réseaux sociaux sur la «tarification» des pots-de-vin à donner pour les autorisations de déplacement ou contre les amendes imposées par la loi sont là pour le confirmer. A cette corruption «quotidienne» banalisée s’ajoutent d’autres affaires, notamment en lien avec les dispositifs de soutien à la reprise comme soulevé par Economie Entreprises dans le numéro d’avril 2021. En gros, au lieu de progresser le Maroc régresse faisant de la corruption à divers niveaux de la société et des institutions publiques et privées un phénomène normal.

Une justice indépendante, impartiale et efficace

L’adage dit qu’on sait quand on entre au tribunal, mais on ne sait jamais quand on en ressort. C’est d’autant plus vrai au Maroc que la justice, récemment indépendante de par les textes, reste encore sujette à de nombreuses contestations aussi bien par les justiciables qu’ils soient simples citoyens ou acteurs économiques que par les instances internationales. L’indépendance est actée institutionnellement mais est-elle vraiment une réalité du terrain? Ainsi la réforme de la justice fait partie des sempiternelles recommandations concernant le climat des affaires. Un des principaux points soulevés aussi bien au niveau national qu’international est la «prévisibilité des jugements». Des jugements peuvent être contradictoires du fait de la libre «interprétation» du juge, ce qui peut décrédibiliser le jugement voire toute l’institution. On peut citer à titre d’exemple le cas mythique de l’hôtel La Gazelle d’Or de Taroudant où people, entregent, diplomatie, gros sous ont fait que ce procès traîne depuis 2012 avec au moins trois issues contradictoires qui ont été données par les juges même contre une décision en appel. Au-delà de cet exemple médiatique, ces pratiques sont monnaie courante et reconnues même par les acteurs de la justice lors du deuxième colloque «Justice et investissement» tenu en 2019 à Marrakech. L’autre point relevé est la célérité des jugements, qui peuvent être parfois expéditifs et le plus souvent longs. Dans les affaires d’insolvabilité par exemple (sauvegarde, redressement et liquidation) ces procédures durent entre 3 et 5 ans en moyenne au Maroc. Toutefois certaines affaires comme celles de la Samir qui dure depuis août 2015 ne voient pas d’issue. Encore une fois diplomatie, politique et gros sous sont en jeu. Tout comme les procès aussi médiatiques que jonchés d’irrégularités qui font que des déclarés coupables peuvent être en liberté en dehors de tout cadre légal et d’autres, présumés innocents, croupissent depuis presque un an en prison sans procès. La prévisibilité des jugements, des lourdeurs des peines et de leur application d’une manière variable remettent ainsi en cause l’indépendance de la justice, sa partialité et son efficacité rendant difficile la confiance dans une institution censée être l’arbitre en dernier ressors au-dessus de tout soupçon.

La séparation entre intérêts publics et privés

L’article 36 de la Constitution stipule dans son premier alinéa: «Les infractions relatives aux conflits d’intérêts, aux délits d’initié et toutes infractions d’ordre financier sont sanctionnées par la loi». Si ce principe de droit est limpide, les mélanges des genres sont encore légion au Maroc. Cette réalité est d’une manière flagrante illustrée par les ministres chefs de grandes entreprises qui sont membres du gouvernement les mettant, de fait, en position de décider ou du moins d’influer directement ou indirectement sur des décisions publiques. Bien que les apparences puissent être sauvées par des artifices juridiques, il n’en demeure pas moins que les interférences entres business et politique sont nombreuses. L’actuelle «chasse» aux notables par les partis politiques à la veille des élections est révélatrice, de par la normalité avec laquelle est communiqué ce nomadisme politique. Une situation incestueuse clairement assumée par les divers acteurs alors même que le principe constitutionnel est clair. Encore une fois les atermoiements autour de la modification de la loi sur la déclaration du patrimoine montrent à quel point la situation est banalisée et inextricable. Par ailleurs, au niveau des institutions même, la possibilité de lobbying de l’intérieur a été introduite et de manière plus ou moins directe. Soit en permettant aux catégories socioprofessionnelles de faire la loi dans la deuxième Chambre, une spécificité marocaine, ou bien à travers les modes de nominations dans les organes de gouvernance. C’est d’ailleurs «l’impartialité» et surtout «l’indépendance» qui ont été pointées par le dernier communiqué du Cabinet royal concernant les dysfonctionnements dans le Conseil de la concurrence et la nécessité de réformer le cadre légal de cette instance déjà revu en 2014.

Reddition des comptes

L’inceste entre argent, pouvoir et politique en l’absence d’une justice réellement indépendante dans la pratique fait que le principe constitutionnel de reddition des comptes en corrélation avec la responsabilité tend à être utopique. Comment sinon expliquer les nombreux cas documentés par la Cour des comptes qui n’ont pas connu de suite. Un des exemples est celui du programme d’urgence de l’enseignement où la Cour a montré de nombreuses irrégularités dans la gestion des 45 milliards de dirhams destinés à ce programme. Et puis ? Rien… L’un des principaux protagonistes est toujours président d’une des régions les plus importantes du pays. La séquence de 2017 ayant suivi les graves dysfonctionnements dans la gestion d’une région aussi sensible qu’importante que Tanger-Tétouan-Al Hoceima (voir Economie Entreprises de mai 2017) montre encore que le concept de reddition institutionnelle et systématique des comptes n’est pas encore appliqué. Contrairement à beaucoup de pays où l’indépendance de la justice favorise la moralité publique, dans ce cas comme dans d’autres, aucun juge d’instruction ou procureur n’a de fait pris la relève pour poursuivre les fauteurs pourtant bien identifiés par les rapports de l’IGAT, l’IGF et la Cour des comptes. Au contraire ce sont les «victimes» de ces politiques ayant exprimé leur mécontentement qui se sont vus poursuivis et sévèrement jugés. Et même les sanctions politiques ne sont pas de mise, puisque c’est encore le même personnel politique qui agit dans la région avec la même coalition. Si la révocation par le Roi de certains hauts responsables nationaux est venue pour clore ce dossier, son caractère exceptionnel et «spectaculaire» est encore loin d’une institutionnalisation de la pratique et d’une «prise en charge» des situations problématiques par les divers garde-fous mis en place par le législateur.   

La verticalité de la décision

La verticalité de la prise de décision tout comme le pouvoir de nomination, en l’absence d’une justice et d’instances de régulation opérantes, font que souvent les responsables tombent dans l’attentisme et l’inaction. La peur de la prise d’initiative bloque ainsi toute la machine et rend la décision publique particulièrement instable (voir interview p. 22). Cette situation peut aussi conduire au mépris de la règle de droit. Au nom des instructions «Ta’limat» tout devient possible. On pourrait même se demander si la loyauté du décideur s’adresse plus à la partie qui l’a nommé à son poste, ou de celle dont il tire sa légitimité, qu’à l’institution et au service public qu’elle doit rendre, voire au serment effectué pour occuper ce poste. Avec cette verticalité, les responsabilités sont diluées et difficilement établies. Elle permet aussi de construire des systèmes clientélaires propices à la corruption et l’impunité. Elle favorise par ailleurs la concentration de pouvoir et tue toute velléité de débat. Comment en effet débattre d’une décision qui «vient d’en haut» ? Encore une fois la faiblesse de l’institutionnalisation des relations et la personnification des postes sont assez prégnantes au Maroc. On va parler du rapport de Lahlimi plutôt que celui du HCP, de celui de Jettou plutôt que celui de la Cour des comptes, etc. La personnalité publique est ainsi perçue être au service du poste et de ses enjeux, plutôt qu’au service de la communauté.

La liberté d’expression

Outre le droit de presse qui permet de constituer un contrepouvoir de watchdog ou de donneur d’alerte, la tendance à l’unanimisme est préjudiciable au débat public et à la remise en question des choix établis. Quand toute velléité de prise de parole est contrée par une machine juridico-administrativo-sécuritaire, il est difficile d’assurer une pluralité à même de favoriser l’initiative, la créativité et la bonne gouvernance. En effet, trop peu nombreux sont les responsables qui jouent le jeu de la transparence et participent au débat public. Et cela même après la fin de leur mandat ou leur mort. Abderrahman Youssoufi, par exemple, Premier ministre de l’alternance, ayant vécu la succession entre deux monarques, n’a jamais publié de mémoires de son vivant ou à titre posthume malgré l’importance de son expérience aussi bien pour éclairer le passé, le présent que le futur. Tout comme Abdelilah Benkirane, premier chef du gouvernement sous la nouvelle Constitution post-printemps arabes, n’a pas pris la peine d’expliquer ses positions et les défis et contraintes auquels il a fait face. Et on peut démultiplier les exemples de responsables ou ex-responsables qui évoquent le sacro-saint devoir de réserve, voire le «jeûne de parole» pour ne pas s’exprimer sur leur gestion de la chose publique, pourtant une pratique saine de bonne gouvernance. Pire, même quand un élu s’est récemment exprimé sur ses réseaux sociaux en prônant par exemple le non-respect des règles sanitaires pendant le Ramadan dans la commune de Louta (6.350 habitants en plein Rif), il se voit arrêté et poursuivi. Nonobstant le fait qu’il ait tort ou raison, l’Etat a une légitimité et une surface médiatique telle qu’un simple communiqué de presse aurait pu le contredire. Encore une fois le caractère «spectaculaire» de l’arrestation, pour donner l’exemple, a été préféré au débat public, voire juridique, puisque ce même élu, dans son post Facebook, a proposé de régler la question devant le tribunal administratif. Le caractère, encore une fois, spectaculaire de la poursuite et de l’arrestation de journalistes ou de b/vlogueurs, questionne quant à la volonté de maintenir un débat public et l’effectivité de la liberté d’expression dans notre pays ou bien préfère-t-on le confort lénifiant de l’unanimisme.