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Production locale, quelle valeur ajoutée ?

Economie mai 2021

Production locale, quelle valeur ajoutée ?

La substitution des importations dépendra de facteurs structurels comme le pouvoir d’achat et la réduction des inégalités. Les IT et les énergies renouvelables, où l’écart technologique peut vite être rattrapé, ne sont pas concernées.

Nous n’avons pas l’habitude qu’un revirement stratégique national, régalien en substance, soit annoncé par le gouvernement, et sans tapage.Le plan de substitution des importations de 34 milliards de dirhams, révélé par le chef de gouvernement, fin 2020, et porté par le ministère de l’Industrie, est en réalité un changement de stratégie de croissance. En cette qualité, il aurait dû, au moins, faire l’objet d’un débat national, «surtout qu’il est aux antipodes de la stratégie adoptée depuis une vingtaine d’années, celle qui fait assoir la croissance sur les IDE d’un côté, et les exportations de l’autre», estime Yasser Tamsamani, économiste et universitaire. Après l’annonce du ministre de l’Industrie, Moulay Hafid Elalamy, l’objectif initial sera mis à jour. Une fois les 34 milliards de dirhams des importations substituées, a-t-il dit, on passera à 83 milliards, ce qui constitue environ 45% de la valeur de nos importations annuelles. Ambition démesurée ou optimisme réaliste? En tout cas, le ministre nous a habitués à ce genre d’accroissement rapidement exponentiel, à l’image du taux d’intégration automobile. Mais pour l’instant, on n’en est pas là. Les conventions signées par le ministère visent une politique d’import-substitution en valeur entre 4 et 15 milliards de dirhams, toujours selon les propos du ministre.

Entre offre et demande

La question de la substitution des importations se pose à deux niveaux. Primo, notre offre, essentiellement le tissu industriel et technologique, doit être capable de relever le défi de cette substitution. A ce propos, le ministère a fait son ciblage et a identifié plusieurs filières qui portent la dynamique de substitution des importations, à savoir chimie-parachimie, matériaux de construction, agroalimentaire, plasturgie, etc. Toutes ont déjà fait l’objet d’une cinquantaine de conventions. Secundo, le client local fera-t-il le pas vers le produit national? «Cette question est primordiale. Pour que ça marche, il faut certes que l’offre domestique soit adaptée aux attentes des Marocains en termes de consommation et à leur pouvoir d’achat. Mais, il faut surtout penser à réduire les inégalités en vue d’assurer une demande locale suffisante, en mesure de rentabiliser la production domestique. Car, chez les riches, la propension à consommer des produits importés est la plus élevée», estime Yasser Tamsamani.

Pour l’instant, nous avons quelques indications, indépendamment des filières identifiées. Dans plusieurs secteurs, le produit importé, dit d’origine, est le préféré du client marocain, surtout lorsque la qualité prime. Quand le prix est le critère de choix, cela est une autre histoire. L’exemple des pièces détachées auto est le plus parlant, bien que cette filière, faut-il le préciser, ne soit pas concernée par le plan de substitution. Ou du moins pas encore. Dans une étude réalisée par le groupe Sunergia en 2018, la préférence nationale est néanmoins le premier facteur pris en compte dans l’acte d’achat. Mieux, 60% des répondants de cette étude disent opter pour les marques nationales. Mais, plus on est jeune, plus cette tendance s’inverse, ce qui laisse entendre que le facteur le plus déterminant sera de moins en moins la préférence nationale. Aussi, les catégories socioprofessionnelles A & B ne sont pas friandes de produits locaux. Vu leur pouvoir d’achat, leur poids pèsera davantage au fil du temps. Logiquement.

Changement de cap

La stratégie industrielle adoptée depuis vingt ans au Maroc visait à attirer les investisseurs, devant se transformer en exportateurs. Comme appâts, on avait fait miroiter un coût de travail bas, des exonérations fiscales ainsi que d’autres cerises sur le gâteau, comme la formation, confiée à l’OFPPT. Dans le rapport de la Banque mondiale sur le secteur privé au Maroc, ces incitations mises en place pour encourager les Investissements directs étrangers (IDE) ont été décriées. Elles «ont favorisé les IDE au détriment des PME locales, accentuant ainsi les disparités économiques sur le marché». Parmi les exemples mis en avant, de nombreux dispositifs d’incitation accordés aux nouveaux investissements dans les zones industrielles ont exclu les exportateurs nationaux installés à l’extérieur de ces zones.

Avec la nouvelle stratégie, il faudra s’attendre à des répercussions, à commencer par la montée en puissance des qualifications, et par ricochet, des salaires et des coûts de travail. Sur certains créneaux, il sera difficile d’atteindre un haut degré de performance, pour plusieurs raisons. Certaines industries, comme l’automobile et l’aéronautique, ont atteint un stade mondial où les nouveaux entrants, comme le Maroc, auront du mal à être performants. Autrement dit, on peut assembler, mais ne pas inventer, produire et créer de la valeur. «Les activités proches de la frontière technologique ou celles dont la technologie de production est relativement accessible, comme les IT et les énergies renouvelables, de par leur «jeune âge», sont les plus porteuses en termes de création de la valeur ajoutée», insiste Yasser Tamsamani. Plus important, dans sa contribution au nouveau modèle de développement, le think tank Al Mountada propose une révision des Accords de libre-échange, dont les bénéfices ont été surestimés dans le monde entier et ses externalités négatives minimisées. «Une révision des ALE conclus est souhaitable en vue de préserver les intérêts du tissu économique national… l’intérêt des opérateurs nationaux devrait être au centre d’une nouvelle approche», dit le rapport. Avant cela, «l’accompagnement des opérateurs locaux» ainsi que «le bon usage des barrières non tarifaires et de la protection du marché national» doivent être, selon Al Mountada, les deux premiers prérequis de ce protectionnisme à la marocaine.

Sur le terrain, le Maroc n’est pas complètement novice en la matière. Les antécédents les plus connus, outre la pétrochimie et l’acier, ont touché les cahiers tunisiens et la révision de l’ALE avec la Turquie. En effet, suite à une initiative des professionnels du cahier, affolés par un marché inondé par l’importation en provenance de la Tunisie, le ministère de l’Industrie a, depuis 2018, mis en place des mesures antidumping. Résultat, un équilibre a été rétabli sur le marché, après que les produits tunisiens ont atteint un tiers du volume écoulé et 90% des importations. Pour ce qui est de l’ALE Maroc-Turquie, le Royaume a appliqué, depuis janvier 2020, des mesures de sauvegarde sur les importations en provenance du secteur textile-habillement turc, devant se prolonger jusqu’à fin 2021. Le droit d’importation est ainsi passé de 0% à 27%. La même année, le droit d’importation est également passé de 25% à 30%, en vertu de la Loi de Finances. Malgré cela, Al Mountada estime que «le Maroc accuse un retard dans la maîtrise des enjeux des pratiques protectionnistes, au demeurant très développées dans le monde. Le défi qui se pose est de préserver le potentiel de production du marché intérieur et favoriser son développement».

La matière première n’est pas un souci

Si, actuellement, la question de la matière première est symptomatique, d’un côté, de la dépendance globale vis-à-vis des principaux pays pourvoyeurs, elle illustre, d’un autre côté, l’évolution globalisante de l’économie mondiale. Maintenant que le Maroc choisit ce que les théoriciens appellent un protectionnisme temporaire ou éducatif, cela ne le rend-il pas encore plus fragile? Pour Yasser Tamsamani, la question de la matière première ne se pose pas en ce qui concerne la substitution des importations. «Dans l’absolu, lorsqu’un pays n’est pas doté d’une ressource, il est obligé de l’importer. La substitution aux importations ne veut pas dire autarcie et ce même dans l’esprit des économistes structuralistes de la CEPAL (Ndlr: Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes). Ce sont eux qui ont popularisé ce schéma de croissance dans les années 50 du siècle dernier», souligne-t-il. Le même avis est partagé par Layla Sentissi, directrice exécutive de la Fédération Marocaine de l’Industrie et de l’Innovation Pharmaceutiques (FMIIP). Dans le secteur pharmaceutique, importer la matière première n’entache pas la souveraineté. «L’industrie des matières premières est très coûteuse et très polluante dans notre secteur. Aussi, notre production demeure infime et ne peut en aucun cas concurrencer les grands exportateurs comme la Chine et l’Inde», insiste Layla Sentissi. En d’autres termes, les labos s’en sortent très bien, même en important leurs intrants. En atteste l’acheminement de ces derniers durant la crise sanitaire, non impacté par les difficultés de déplacement entre les continents. Renforcer la production locale, estime Layla Sentissi, est le seul moyen de devenir prioritaire auprès des fournisseurs.

Mais l’importation des matières premières a sans doute un effet sur la valeur de production locale, ne serait-ce que symboliquement. L’exemple du taux d’intégration (TI) dans les écosystèmes industriels est édifiant à ce propos. Dans l’automobile, où ce taux atteint, selon les chiffres officiels, 80% dans le cas de l’écosystème de Renault, cette performance doit être vue à travers le prisme de la matière première, importée en majorité. L’industrie aéronautique est également représentative à ce propos. D’ailleurs, en termes de valeur ajoutée, l’automobile ne devrait pas peser autant. Les écosystèmes des équipementiers sont constitués principalement d’entreprises qui ne sont pas de capital financier et social marocain. «Le taux d’intégration est un ratio agrégé. Il ne nous renseigne correctement ni sur le contenu en importation des équipementiers, ni sur la partie de la valeur ajoutée créée et maintenue au Maroc, qu’on ne retrouve pas ensuite dans les revenus sortants au niveau de la balance des paiements. Ces deux indicateurs peuvent s’avérer plus pertinents que le taux d’intégration», précise Yasser Tamsamani. Autant d’éléments qui nous poussent à discerner, à ce propos, production locale et valeur ajoutée, sans oublier qu’une grande partie du taux d’intégration est générée par le foncier mis en place. «Il suffit de voir l’IR payée par un groupe comme Renault Maroc. Divisée sur l’ensemble des salariés, elle fournit une première intuition sur le type et la qualité d’emplois créés et, en corollaire, sur l’ampleur de la valeur ajoutée générée localement», conclut Yasser Tamsamani. Si cela a une seule indication, ce sera la catégorie du personnel employé: des techniciens en majorité et non des cadres. De plus, au Maroc, les écosystèmes industriels ne font pas d’innovation, grande génératrice de valeur ajoutée.