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Abdelmounaïm Madani

Interview novembre 2020

Abdelmounaïm Madani

Fervent défenseur de l’insertion sociale par l’économique, cet homme de terrain n’hésite pas à aller repérer, au niveau le plus fin, les dynamiques territoriales d’emploi.

Vous êtes à la tête d’un organisme qui existe depuis 20 ans et pourtant la problématique de l’insertion et de l’emploi demeure un sujet à part entière. A quoi sert l’Anapec ?

(Rires) Pour répondre le mieux possible à cette question, on va expliquer les choses dans leur profondeur. Parmi tous les processus de production qui constituent de la valeur et de la richesse, le facteur humain, le facteur travail, a ses particularités. Il doit être mobilisé différemment dans le sens où il ne peut être chosifié ou marchandisé, et de ce fait, il ne peut pas répondre à des dynamiques libérales. Dans toute opération de la production de la richesse et donc de la croissance économique, l’entreprise mobilise les facteurs, mais on ne peut pas la responsabiliser sur la disponibilité de la ressource humaine. Et puis de l’autre côté, il y a le souci social de faciliter l’insertion du citoyen dans la société moyennant, bien sûr, les règles de contribution à la vie commune. Ce sont là deux préoccupations économiques fondamentales. La préoccupation de la disponibilité de la ressource humaine et la prévention de sa pénurie et la préoccupation sociale d’accompagner, d’assister et de faciliter, pas l’emploi, mais l’insertion sociale par l’économique.
Maintenant pour répondre à votre question, nous sommes l’organe qui assure pour le compte du Maroc cette mission de l’intermédiation publique. Notre action se mène sur ces deux fronts distincts, mais complémentaires, puisque l’économique et le social se retrouvent autour de ce facteur de production qu’est l’humain. Il va donc de soi que l’intermédiation entre le travail et l’entreprise doit être portée par une logique d’action publique de l’Etat. Les pouvoirs publics sont tenus de garantir au citoyen l’accompagnement et l’assistance pour l’inclure. Cette recevabilité, garante de l’inclusivité, est un objectif à valeur constitutionnelle.

Le portage de cette problématique par l’Etat est-il nécessaire ? N’est-ce pas un marché organisé par l’offre et la demande?

L’emploi est désormais un enjeu national, placé au centre des stratégies de développement du Maroc, et non plus considéré comme le produit attendu d’une croissance économique. L’Etat est de ce fait redevable d’un côté à l’entreprise qui a besoin d’un facteur de travail, et de l’autre au citoyen pour lui permettre une insertion dans la société. Sinon, la notion de «marché» de l’emploi est un concept utilisé par facilité de langage, ce n’est pas un marché au sens propre du terme où on expose une chose à sa demande. Je dirais que c’est une dynamique d’offres et de demandes et, justement, pour que ça ne devienne pas un marché dans le sens littéral du terme, c’est l’Etat régulateur qui doit être là via un organe doté d’instruments budgétaires et surtout les RH. L’intermédiation publique n’est pas exclusive de l’intermédiation privée, laquelle intermédiation, elle, joue le rôle de mise en relation et de matching entre une demande d’emploi et une offre d’emploi qui tombe pile l’une sur l’autre. Dans cette mission de monter l’intermédiation publique, qui est par essence une intermédiation active, on ne peut pas se suffire d’une correspondance immédiate entre l’offre et la demande. Nous avons la charge d’agir, et c’est cela notre prétention et ce que nous confère la loi 51-99. Pour être concret, on s’attache à adapter l’offre au besoin moyennant une intervention sur les compétences à acquérir pour insérer les jeunes sur le marché de l’emploi. Rester dans une intermédiation passive, c’est renforcer l’exclusion.

Avez-vous les ressources nécessaires pour délivrer cette mission ?

Franchement, avec quelque 400 conseillers, nous ne sommes pas suffisamment dotés de RH pour répondre aux besoins. Nous voulons fructifier toutes les opportunités d’adhésion et d’animation de dynamiques territoriales autour de la problématique de l’insertion et du développement de l’entreprise. Cette volonté d’élargir le champ d’action de l’Anapec tant au niveau territorial que catégoriel requiert plus de ressources. Là, on est même loin des ratios en vigueur. De par la définition de notre mission et le concept tel qu’il est usité dans le monde, nous voulons jouer ce rôle dont nous n’avons pas la capacité. Il ne s’agit pas de demander une capacité totale pour rendre le service nous-mêmes, nous demandons de quoi avoir une capacité de maîtrise d’œuvre dans toutes les dynamiques territoriales les plus proches du citoyen. En attendant, cela ne nous empêche pas d’œuvrer pour que ce «marché» soit le plus équilibré et le plus prospère possible.
Quel est le budget mobilisé ?

C’est un budget assez conséquent. Ce sont des prestations que nous devons financer d’une manière standard à travers tout le Maroc sur la base de normes élaborées à Rabat. Les dépenses des prestations sont de 400 millions de dirhams par an. Quant au budget de fonctionnement de l’agence, il est aux alentours de 214 millions de dirhams, le gros étant pour la masse salariale, mais également les locaux qui nous permettent de réaliser notre objectif de proximité.

Avec quelle efficacité ?

Avec une efficacité qui équivaut aux moyens qui sont mis à la disposition de l’opérateur public et avec l’efficacité qui équivaut à la capacité des ressources humaines de l’établissement. Cependant, pour une meilleure efficience, nous sommes créateur de l’action, mais nous en sommes aussi l’instigateur. C’est la nouveauté chez nous. Avant, l’Anapec avait des programmes que ses ressources étaient tenues de réaliser. Le nouveau concept interpelle les capacités de l’établissement pour donner à faire faire par tous ceux concernés par cet exercice. Aujourd’hui, cas concrets à l’appui, on prétend jouer le rôle de la maîtrise d’œuvre sur cette problématique de l’insertion, de la promotion de l’emploi et l’incitation à l’entrepreneuriat. Ça c’est en termes de démarche. En termes de chiffres, 2019 est pratiquement le top de nos performances quantitatives. L’économie marocaine nous offre 165.000 emplois par an. Pour l’année écoulée, nous avons mené de vraies opérations d’inclusivité et de péréquation en matière d’emploi qui nous ont permis d’insérer quelque 120.000 chercheurs d’emploi dans le milieu professionnel, soit un taux de réalisation de 125% de notre objectif. Et ces 120.000 ne sont pas comptabilisés dans les 165.000. C’est dire qu’on frôle l’exhaustivité de la dynamique de l’emploi. En matière d’appui à l’auto-emploi, nous avons accompagné près de 4.800 porteurs de projets pour la création de leurs activités socio-économiques. Aussi, en pleine crise Covid, nous renforçons nos actions en matière de création d’entreprises. A fin septembre 2020, sur 5.344 jeunes accompagnés, on compte 1.366 créations d’entreprises effectives. Mais encore une fois, loin de toute logique comptable, on est en mission de service public, la régulation et le matching de l’action publique, ça c’est notre prétention et notre réalisation effective.

Quid de l’enjeu péréquateur ?

Pour la première fois, l’Anapec opère une grande opération d’inclusivité territoriale et de péréquation en matière d’emploi. Nous avons une offre consistante de Peugeot Citroën pour 1.200 postes. L’écosystème automobile de Kenitra n’a pas perdu de son élan sous l’effet de la crise. C’est l’un des secteurs rescapés qui a maintenu ses promesses de croissance et nous l’accompagnons dans cet élan. Mais au lieu de pourvoir ces postes pour les seules villes de Kenitra et Rabat, on procède par péréquation: un peu de proximité et beaucoup pour les provinces éloignées où il n’y a pratiquement pas de vie économique descriptible. Par souci d’équilibre entre intérêt économique et intérêt de développement, et conformément aux orientations globales du pays, nous sommes donc en train de dispatcher ces offres en commençant par les provinces les plus reculées et les plus démunies, à l’instar de Taourirt, Tata ou encore Boulemane.
Comment se fait l’accompagnement du créateur?

Là encore, nous ne ménageons aucun effort pour l’incitation, l’accompagnement entrepreneurial jusqu’à la création de l’entreprise. Je défie qui que ce soit des opérateurs publics au Maroc d’avoir une offre qui équivaut et qui est à la hauteur de notre offre Anapec.

Pourtant, vous n’êtes signataires d’aucune convention actant le démarrage du programme Intilaka ?

Cela n’empêche pas qu’on ait été appelés après pour rejoindre l’impulsion du programme intégré d’appui et de financement des entreprises. SM le Roi a donné ses consignes depuis une année, et pourtant certains opérateurs ne sont encore qu’au stade de la rédaction du business plan. Nous avons dans ce sens une offre de services concrète et transparente pour laquelle nous sommes en train de dédier et former les ressources. J’ai décidé d’orienter toute une nouvelle promotion de recrues pour accompagner les porteurs de projets dans le cadre d’Intilaka. 120 experts sont déjà à pied d’œuvre, en plus d’une vingtaine d’experts de dimension internationale, et nous prévoyons d’augmenter notre capacité de 50%. Tous sont capables de dérouler notre offre qui n’est pas bureaucratique. L’accompagnement à l’entrepreneuriat, c’est un métier à part, ce n’est pas du conseil en emploi. C’est dans ce sens que nous avons fait le choix de dissocier l’activité de l’entrepreneuriat de l’activité de l’emploi, avec des centres dédiés au niveau des grandes villes qui seront étroitement liées au marché de l’emploi. D’ailleurs, nous allons éminemment inaugurer l’un de ces centres à Rabat en présence de notre ministre de tutelle et de l’ambassadeur de Belgique au Maroc, partenaire du projet. Cette structure d’entrepreneuriat collaboratif offre un dispositif de prise en charge de bout en bout dans la pré-création. On n’avait pas le métier de l’accompagnement post-création, mais c’est quelque chose que nous sommes en train de finaliser. Pour le programme Intilaka, nous voulons un suivi pré et post-projet. Notre nouvelle approche participative qui régit nos agences Anapec au sein des universités s’inscrit également dans notre ambition et notre rôle de promouvoir l’entrepreneuriat au Maroc.

Cela fait un bout de temps que l’Anapec a lancé le concept d’agences au sein des universités…

La nouveauté n’est pas dans l’appellation, mais dans les fondamentaux sur lesquels nous voulons construire notre présence dans les milieux universitaires. On est en effet déjà installés dans plusieurs villes et ça continue. Nous allons d’ailleurs très prochainement nous installer à Meknès à l’université Moulay Ismaïl. Nous avons des universités qui drainent beaucoup de jeunes, et ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose, contrairement à ce que croient certains pessimistes. Partant de ce constat, nous avons considéré l’université comme une province. Par exemple, l’université Hassan II comptabilise plus de 100.000 étudiants. Pour l’Anapec, avoir une telle population de jeunes, concentrée sur un même lieu, est une aubaine. En créant ces agences universitaires, nous avons pu obtenir du gouvernement de les considérer comme les agences provinciales. D’ailleurs, le directeur desdites agences a le rang d’un chef de service de l’administration centrale, ce qui fait de nous la seule composante institutionnelle externe à l’université, mais installée au cœur de cette université, à ce niveau de rang institutionnel. Mais le caractère qui nous a le plus décidés à nous installer dans les universités est le caractère très décentralisé de la gouvernance de l’université marocaine. C’est là un atout qui mérite d’être mis à profit parce que la problématique de la mise à niveau et l’accompagnement de l’être humain ne peut être gérée par une logique de centralisme. Donc on a été aux universités pour justement rester fidèles à notre vision et notre démarche du territoire. L’élément de pertinence que nous amenons et qui va donner de la qualité, c’est l’entreprise. Parce qu’il faut donner une place à l’entreprise dans ces projets avec l’université. Encore faut-il convaincre l’écosystème économique de se retrouver dans une université.
On s’est mis d’accord avec les présidents de ces universités sur le fait que le programme d’activités et le contenu soient conjointement définis avec le corps professoral. Ceci pour vous dire que nous n’avons pas un modèle circulaire qui s’impose à tout le monde. Ce sont les directeurs régionaux en concertation avec les présidents des universités qui ont développé les feuilles de route du partenariat. C’est dans cet esprit de grande agilité technique, et agilité en termes de méthodes et de contenu que nous avons pu développer avec l’Université de la ville de Beni Mellal un projet innovant qui va servir à la fois la problématique de l’insertion et celle de la croissance économique.
Parlez-nous de ce projet…

Avant de vous en parler, j’aimerais dire que l’université marocaine a de grandes capacités, et qu’elle regorge de potentiel, notamment au niveau de l’encadrement. Le corps professoral est de qualité et l’entrant à l’université aussi. Ce potentiel, non seulement il faut l’intercepter et le fructifier mais aussi il faut créer des opportunités de développement du milieu universitaire au Maroc. Mais l’université a l’objectif de l’ouverture sur le milieu économique, un objectif non réalisé. Parler à l’université d’opportunités entrepreneuriales, c’est bien, mais quand c’est dans la boucherie, ça pouvait ne pas les accrocher. Et pourtant, le doyen de la faculté des sciences à Beni Mellal a perçu la pertinence de l’idée et a décidé de l’endosser. Les bouchers bien formés ne courent pas les rues. Pour l’anecdote, un supermarché à Casablanca, pour ne pas donner son nom, a été contraint de reporter son ouverture de 3 semaines, avec les coûts que cela implique, faute de bouchers. Nous avons utilisé nos instruments d’adaptation pour dénicher le profil qui s’approche le plus du métier de boucher. Et ce sont les étudiants en filière biologie. La biologie, c’est la bactérie, c’est aussi l’hygiène… tout cela est très requis par la boucherie de qualité. Je ne dis pas que l’université sera professionnalisante, mais une université peut contribuer à l’exercice d’orientation actif, notamment que le décrochage est un produit de l’université. Il faut que l’université reprenne conscience de sa responsabilité à faire aboutir son objectif éducatif. Notre projet pilote avec l’université de Beni Mellal fait le link entre la biologie et la boucherie. La qualification de ces jeunes, qui ont décidé de faire partie du projet, est axée sur la pratique et la spécialisation et ils ont la chance d’être encadrés par un corps professoral solide. Plus encore, il n’est pas formé que sur la boucherie, mais sur la méthode, la logique, le comportement, l’écoute. Tout cela est très requis par la boucherie de qualité.

La question de l’adéquation de l’offre et de la demande de formation renvoie à celle de l’insertion professionnelle des jeunes diplômés, aujourd’hui particulièrement touchés par le chômage…

En effet. Prenez l’exemple de beaucoup de licenciés en droit ou sociologie. Ils ont énormément de problèmes pour trouver un emploi à la sortie des études. Pour les sortir de cette impasse, nous sommes ici également partis du constat que la crise sanitaire actuelle montre à quel point le travail des auxiliaires de vie est essentiel. On estime que les auxiliaires de vie sociale ont de bonnes perspectives d’emploi à l’avenir. Nous leur assurons une formation complémentaire pour augmenter leurs possibilités d’insertion. Actuellement, nous sommes en train de former 200 bénéficiaires qui seront affectés à des postes d’AVS via des associations.
Etes-vous pourvoyeur de formation, n’y a-t-il pas un organisme pour ça ?

Nous ne sommes pas des opérateurs de formation. On laisse la verticalité dans la formation de base aux écoles, aux universités et à l’OFPPT qui font bien cela. L’intermédiaire fait la transversalité. Nous sommes pourvoyeur de formation d’adaptation et de reconversion pour coller et s’approcher au mieux des besoins de l’entreprise et des exigences de l’entreprise, que ce soit des compétences techniques, ou des exigences de qualité personnelle de life skills, ainsi que pour les langues. L’inadéquation est naturelle et le besoin en adaptation est grand. C’est pour cela que l’on fait beaucoup de formation. L’emploi a besoin de cette agilité que des mammouths de formation ne peuvent pas assurer.

Qu’en est-il de l’entrepreneuriat agricole dans le cadre de Génération Green ?

Il faut bien avouer qu’en matière de politique agricole, une grande ambition est atteinte. Mais la composante RH devait être travaillée. Génération Green a relevé cette problématique. Cette nouvelle stratégie vient ainsi consolider les acquis de ces dernières années tout en donnant priorité à l’élément humain, notamment dans le milieu rural. Nous avons suivi cette dynamique pour aller dire aux agriculteurs et les exploitants agricoles que la mobilisation de la RH devra se faire autrement pour ne pas vous coûter plus que le salaire. Je voudrais juste relever qu’à la campagne, on ne paie presque plus le Smac, la saisonnalité et la rareté de la main-d’œuvre qualifiée font que le producteur paie bien plus que le salaire minimum agricole. Mais c’est une donnée spontanée du marché, elle devrait découler d’une régulation et d’un effort. Et surtout sans pénaliser l’entreprise agricole, qui de ce fait se retrouve à payer 2 fois le Smig d’une entreprise industrielle, puisqu’avec cette dernière, les conditions d’accès à la RH sont organisées par la loi.
Les terroirs ruraux ne sont-ils pas oubliés de l’emploi ?

L’Anapec a pendant longtemps tourné le dos au milieu rural, et c’est un tort pour plusieurs raisons. D’abord la contribution de l’agriculture à l’emploi est la première au Maroc, mais quel emploi, me direz-vous? C’est un emploi qui a ses caractéristiques et de véritables spécificités, comme la saisonnalité ou certaines tâches nécessitant un effectif féminin, parfois le travail demande une main-d’œuvre masculine. Cette diversité dans la structure de l’emploi dans le milieu rural interpelle des instruments rénovés et réfléchis. Loin des copié-collé de ce qui se fait ailleurs, nous devons créer nos propres mécanismes pour qu’il y ait le meilleur retour sur le monde rural. Autre fait. La meilleure année agricole au Maroc attribue le gros de la croissance et du développement au milieu urbain. Il fallait dès lors créer des opportunités d’endogénéisation du retour de la croissance dans le milieu rural. C’est quelque chose que nous réalisons à travers nos unités mobiles au profit des populations rurales pour l’amélioration de l’employabilité.

Avec quels retours d’expérience ?

Ces entités mobiles, très bien équipées, sillonnent le territoire national pour étendre les services de l’Anapec à de nouveaux groupes cibles, de surcroît impactés par le chômage, et les problèmes liés au sous-emploi. Grâce à ces dispositifs, nos conseillers ont pu travailler avec les jeunes dans le milieu rural pour développer un projet pilote dans une commune rurale de Khénifra. A part l’élevage ovin, il n’y a pratiquement pas de vie économique descriptible. En analysant les chaînes de valeur locales, nous avons pu trouver une source de richesse négligée. La laine vivante. Pire, elle est considérée comme une charge. Il s’agit d’un projet de coopérative de tondaison pour un niveau de valorisation le plus basique et le moins technologique, mais à valeur ajoutée, le fil du tapis. Cette laine n’a quasiment pas de valeur et son prix sur le marché atteint à peine un dirham le kilo. Pourtant, elle est très demandée en milieu industriel. Dans le textile, les beaux lainages sont très appréciés et le coupon de laine coûte dans les environs des 600 dirhams. Au Maroc, nous avons un pourvoyeur de fil de tapis qui a le quasi-monopole. Nous avons saisi le processus de valorisation depuis le dirham jusqu’aux 600 dirhams en nous questionnant sur combien nous pouvons capter de valeur dans la fourchette 0-600 dirhams. Il s’agit de créer des mécanismes pour grignoter un peu de sa marge, et cela s’inscrit dans le cadre d’une redistribution. Ce petit bout de richesse sera redistribué dans un milieu qui en a grandement besoin. Le projet est en phase de concrétisation et les jeunes tondeurs, déjà formés par nos soins, se constitueront en une coopérative mécanisée. L’option d’investissement d’un industriel dans la région est aussi possible. Le lavage, le cardage et la teinturerie se feront sur place. Au grand soulagement des femmes tisseuses des tapis «Zayane» qui se déplaçaient vers des villes lointaines pour leurs fils à tapis.

Quid de l’autonomisation des femmes en milieu rural ?

Dans le cadre de notre mission d’initiation à l’entrepreneuriat, nous avons développé un projet pilote qui sera appelé à reconfigurer le travail agricole dans les provinces de Béni Mellal et Fquih Ben Salah. Il s’agit d’une coopérative de service agricole du nom de Huelva, en référence à la province productrice de fraises en Espagne. Cette initiative répond à un double objectif. D’abord pour accompagner les travailleuses lors de leur retour de l’Espagne au Maroc en leur assurant un travail stable dans un cadre formel durant toute l’année au plus près de chez elles. Et puis également pour satisfaire les exigences d’un territoire marocain qui est aussi sous pression en matière de main-d’œuvre et où il n’y a pas des mécanismes alternatifs. Dans ces localités, la saisonnalité est lissée sur l’année, mais le travail n’est pas bien organisé. Le projet a pris forme et a une existence juridique, ces femmes qui avant travaillaient à la tâche sont aujourd’hui actionnaires et travailleuses. Elles vendent désormais leur service agricole, d’abord dans leur région et puis demain, pourquoi pas, vers d’autres pays en tant qu’exportatrices de service agricole.

Ce modèle est-il duplicable à d’autres régions ?

Absolument. Nous avons montré la faisabilité du modèle et nous en assurons la maîtrise d’œuvre. Cette coopérative de service agricole a été créée grâce à la démonstration de la rentabilité de la démarche auprès des entreprises agricoles de la région de Béni Mellal-Khénifra. Cela a été fait dans un esprit de co-construction et de concertation pour apporter les dispositifs territoriaux adaptés, car on ne peut pas créer l’emploi au détriment de la compétitivité. Ce projet montre aussi que la recherche du profit n’est pas antinomique à l’inclusion et au développement humain, puisque les grands producteurs commencent à s’aligner à ce raisonnement. Pour passer à la mise à l’échelle et la pérennisation de ce modèle, il faut un effort de la mise en commun des moyens et un effort pour une intermédiation au sens large. La généralisation de ce modèle de coopérative de service agricole permettra à beaucoup de travailleuses des champs de travailler dans la légalité et la dignité au lieu de rester tributaires des aléas de la mise en relation.