Le Maroc peut-il encore produire une élite?
La nouvelle orientation (plans stratégiques, nouveau modèle de développement…) que souhaite prendre le Maroc pose avec acuité le problème des profils qui prendront en charge la transition du pays. Cette problématique de manque d’élite et de «sang neuf» a été soumise à Ali Bouabid et Zakaria Garti qui ont bien voulu répondre à nos questions.
Des critiques ont été formulées concernant la composition des membres de la CSMD surtout après avoir fait appel à des Marocains résidant à l’étranger, qui ne sont pas forcément connectés aux réalités du terrain. Est-on à ce point en manque d’élite au Maroc ?
Ali Bouabid: Je ne sais pas si on peut déduire de la composition de la CSMD ce que vous appelez le «manque d’élite» au Maroc. Et quand bien même nous en aurions, je crois que l’on ne trouverait pas trop de difficultés à composer une équipe de quelques personnes. Je crois qu’il faut séparer les registres. La composition de la commission n’a pas vocation à être un échantillon représentatif des élites marocaines. Personne n’a jamais prétendu cela. La lettre royale parle de profils en termes de compétences mais non de représentativité. C’est pourquoi, pour moi, la composition de cette Commission procède d’un choix qui par nature n’a pas à revendiquer l’objectivité. Ce serait un non-sens. Maintenant ce choix est commandé par des paramètres que l’on peut bien entendu décliner autrement pour aboutir à une autre composition non seulement dans le choix des personnes mais aussi dans la pondération des profils. Maintenant et peut-être pour répondre à la préoccupation que vous exprimez, on peut dire que le trait original dans la composition, c’est ce mix entre Marocains du Maroc et Marocains de l’étranger, et notamment parmi ces derniers ceux actifs dans des secteurs de pointe. C’est là une manière de signifier que le modèle de développement doit faire place et anticiper les évolutions technologiques de demain en s’appuyant sur les apports de ses compatriotes qui opèrent dans ces domaines. Mais la question du «manque d’élite» est un vrai sujet.
Zakaria Garti: La formation des élites est une question éminemment politique, sociologique et extrêmement importante. A mon avis, la mise en place de la CSMD est similaire au choix que fait un chef d’entreprise en faisant appel à un cabinet de conseil sur une thématique précise. Son rôle est donc consultatif. Il faut rappeler que sur les 35 membres, 7 ou 8 sont des MRE, ce qui ne fait même pas un tiers des membres. Dire que le Maroc n’est plus en mesure de produire des élites est tout à fait réducteur vis-à-vis de ces MRE qui ont tant contribué au développement du pays, ne serait-ce qu’en transférant des devises. Déjà qu’ils sont exclus de la participation au champ politique… A mon avis, le plus important à retenir de la CSMD n’est pas le casting mais plutôt quels sont les enseignements et les conclusions que présentera cette Commission. Ces membres vont-ils avoir le courage de faire des propositions fortes et pertinentes, mais surtout comment nous allons faire pour les implémenter et qui s’en chargera. C’est là qu’on retrouve le vrai problème du manque de renouvellement et de diversité des élites au Maroc.
Justement, comment sommes-nous arrivés à ce problème?
A.B: D’abord quand on parle d’élite, il faut que l’on indique quelles élites on désigne: les élites politiques? Administratives? Locales? Économiques? Pour rester à un niveau général et sur un plan national, j’ai tendance à penser que l’on ne peut parler des élites sans évoquer comme préalable la question de la formation. C’est-à-dire le système et les filières qui concourent à la production de ces élites. Dans tous les pays, c’est la même chose, les élites se forment à l’école, à l’université… Ces élites-là sont le résultat, en grande partie, de ce que produit en termes de quantité et de qualité, le système de formation de façon très générale. De ce point de vue on observe au Maroc de fortes disparités dans la qualité des formations dispensées dans les filières de production des élites. Les causes sont nombreuses (matérielles, pédagogiques, de formation…) connues et documentées. Elles sont pour l’essentiel liées aux carences dans la qualité des apprentissages, aussi bien dans le cycle primaire que secondaire, lesquelles carences rejaillissent bien entendu sur les cycles supérieurs.
Z.G: Je pense qu’il faut s’intéresser à l’histoire afin de comprendre ce phénomène. Beaucoup de choses ont été écrites à ce sujet, mais celui qui a beaucoup réfléchi à la question c’est Pierre Vermeren. Son ouvrage sur la formation des élites marocaines et tunisiennes est indéniablement un des meilleurs écrits en la matière. Pour Vermeren, il faut remonter au début du protectorat et notamment à l’époque du Maréchal Lyautey pour comprendre les mécanismes de formation des élites marocaines. Lyautey, aristocrate et monarchiste, a mis en place «une politique scolaire et éducative visant à conforter les bases sociales de la société marocaine et à maintenir les hiérarchies». Il a créé des écoles de «fils de notables» pour les élites urbaines de Rabat et Fès et une école militaire pour les élites tribales. Le modèle lyautéen, contrairement à celui mis en place par le protectorat tunisien, était tout sauf méritocratique. On peut comprendre partiellement pourquoi le modèle éducatif tunisien est plus productif aujourd’hui et moins «inégalitaire». Ce système se perpétue aujourd’hui. Les lycées français et autres missions étrangères, dont la majorité des élèves sont marocains, jouent un rôle similaire aux écoles de «fils de notables» du protectorat. Nous vivons au Maroc une véritable «polarisation éducative» et produisons deux élites aux antipodes l’une de l’autre, ce qui est extrêmement dangereux et inquiétant. Vous avez le système des élites à la française depuis le primaire jusqu’aux grandes écoles françaises, en passant par les lycées de mission, et vous avez un système universitaire qui draine la majorité des élites traditionnelles ainsi que le système dont parle Ali Bouabid représenté par les écoles d’ingénieurs et écoles de commerce qui attire une petite élite marocaine. Les écoles d’ingénieurs réunies forment moins de 10.000 personnes par an. Du coup il faut étudier l’histoire pour comprendre l’origine de ce système hiérarchisé, voire ségrégationniste, de formation des élites.
A.B: Oui, il y a un dualisme datant de l’époque du protectorat. Mais les choses ont beaucoup changé depuis l’indépendance avec une relative démocratisation de l’accès à l’école et à l’université. Sous le protectorat, il y avait en effet cette ségrégation mais nous n’avons pas simplement reproduit ce schéma. Il y a eu après l’indépendance une tentative d’ouverture de l’université marocaine qui devait accueillir plus d’effectifs pour des raisons démographiques. Le problème c’est qu’on a mal géré l’augmentation des effectifs. Dans les années 1960 et 1970, vous aviez une qualité d’enseignement dans l’université marocaine qui n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Dégradation de la qualité des enseignements, c’est sur quoi il faut qu’on s’interroge. Cela n’a donc rien à voir avec la question de ségrégation, c’est un problème de politique éducative et de ce qu’on y a investi comme moyens.
A ce titre, l’Université était l’un des principaux viviers d’une élite bien formée. Pourquoi ne remplit-elle plus son rôle aujourd’hui?
A.B: Si l’on prend la filière universitaire classique, notamment en matière de sciences sociales et humaines, tout semble s’être passé comme si l’augmentation des effectifs dans l’enseignement supérieur s’est payée et se paye encore d’une baisse du niveau de formation en termes de compétences acquises, et donc par voie de conséquence, d’une baisse de la valeur des diplômes délivrés par l’Université. Il faut être hypocrite pour ne pas l’admettre. Tous les recruteurs publics comme privés le relèvent. L’État semble dépassé et obligé de libérer chaque année des places pour des motifs budgétaires. Quant aux filières qui recrutent sur une base scientifique, je pense notamment aux écoles d’ingénieurs et à certaines écoles de commerce, elles parviennent, quant à elles, grâce à une sélectivité accrue, à produire des lauréats de bonne qualité. Certes, en nombre insuffisant, mais nous avons une tradition qui forme sur un plan technique de bons profils, qui sont aujourd’hui le support du fonctionnement de l’État.
Cette question de qualité de l’enseignement n’était-elle pas concomitante à un certain engagement politique qu’on remarquait dans l’université?
A.B: Je ne pense pas. Ici comme ailleurs, un syndicat étudiant n’a pas vocation à remplacer le système de formation. L’UNEM (Union nationale des étudiants marocains, ndlr) poursuivait d’autres objectifs, davantage complémentaires, de formation à la citoyenneté pourrait-on dire. Je pense qu’il y avait tout d’abord un problème d’effectifs et de moyens correspondants. Quand vous avez, en tant qu’enseignant, moins d’effectif, les conditions sont plus favorables pour faire de la qualité. Mais là où on a souffert c’est en termes de crédits, nous n’avons pas mis les moyens pour prévenir ces flux et les encadrer de manière optimale. Ce à quoi il faut ajouter la méfiance vis-à-vis de l’université jugée frondeuse à une époque où l’engagement politique comportait des risques pour celles et ceux qui s’y adonnaient. C’est là sans doute un facteur explicatif des restrictions imposées par l’État qui a eu tendance à délaisser l’université pour mieux la contrôler. Je rappelle bien sûr que nous sommes dans le contexte des années 1970.
In fine, est-ce que ce n’était pas une volonté politique d’appauvrir ce vivier des élites qui a engendré le problème que nous rencontrons actuellement?
A.B: Si cette volonté existait, elle n’était en tout cas pas affichée comme telle, mais on pouvait en effet la déduire.
Z.G: Bien sûr, je pense qu’il y avait réellement une volonté politique, à l’époque, d’assécher un peu toutes les sources de revendications sociales et politiques. Le Maroc a raté le virage éducatif depuis l’indépendance. D’ailleurs, les 20 premières années post-indépendance ont été marquées par une coopération éducative avec la France qui a duré de 1957 jusqu’à 1977. Et puis quand on a vu que ces élites universitaires aspiraient à des changements démocratiques et épousaient certaines idées de gauche, on a dû faire un virage total vers une arabisation bâclée. Nous n’avons réussi ni l’arabisation ni la francisation de notre système éducatif et ce, contrairement au système tunisien qui, selon Vermeren, a réussi à former une élite bilingue, à la fois ouverte sur les cultures européenne et occidentale mais avec un ancrage arabophone important. L’université marocaine a payé cher le prix des querelles politiques entre la monarchie et la mouvance nationale et nous avons perdu 30 ans dans cette confrontation.
Au-delà de l’université, l’expérience de l’École de la gouvernance et d’économie de Rabat (EGE) n’a pas tout à fait réussi. Pourquoi?
A.B: Sur la question de l’EGE, je ne sais pas si aujourd’hui le problème a été résolu, mais nous avions, il y a peu encore, un vrai problème qui n’est pas propre à cet établissement. C’est le problème de la reconnaissance par l’État de certains diplômes délivrés par certaines écoles privées ou semi-publiques et qui par voie de conséquence soulève la question des organismes de formations destinés à pourvoir, pour partie au moins, les administrations publiques en personnel. C’est toute la question de la diversification des filières de recrutement au sein des administrations et du secteur public. Nous ne pouvons plus nous contenter des filières universitaires publiques et des écoles d’ingénieurs. L’approche des problèmes publics a beaucoup changé. Elle n’est plus exclusivement normative ou technique et requiert de ce fait l’apport de profils différents qui apprennent à travailler ensemble.
Qu’est-ce qui explique l’attractivité de l’Administration envers les élites sous d’autres cieux contrairement au Maroc?
Z.G: En France, les formations administratives sont extrêmement élitistes et attirent les meilleurs (ENA, Sciences Po…) parce qu’une carrière dans l’administration représente une voie particulièrement attractive pour de nombreux jeunes ambitieux. Servir l’État en France est un privilège. Il existe aussi de nombreuses passerelles entre le privé et le public, ce qu’on appelle le pantouflage. Au Maroc, ces passerelles n’existent presque pas. De plus, les élites en France et en Europe choisissent l’administration ou optent pour une carrière politique, car les hauts commis de l’État et les dirigeants politiques jouent un rôle important dans la conception des orientations stratégiques de leurs pays. Au Maroc, ce n’est pas le cas parce que la construction démocratique n’est pas encore aboutie et que les décisions viennent d’autres sphères. Pourquoi un cadre supérieur va-t-il opter pour une carrière dans l’administration sachant que ses marges de manœuvre sont réduites et que le circuit de prise de décision n’est pas clair ni même rationnel?
A.B: Pourtant tous les lauréats des filières universitaires et des écoles d’ingénieurs veulent intégrer la fonction publique. Je ne crois donc pas que ce soit principalement un manque d’attractivité ou même problème de marge de manœuvre. Je crois plutôt que la culture de l’intérêt général et du service de l’État est très faible. Il est clair que la fonction publique ou le secteur public, ici comme ailleurs, offre encore des avantages en termes de statut incomparables avec ceux offerts par le secteur privé. Un tel statut protecteur a été conçu comme la contrepartie d’un dévouement pour l’intérêt général.
Z.G: Pour travailler dans l’administration au Maroc, non seulement il faut de la compétence mais il faut aussi une connaissance profonde du pays, de son histoire et de sa langue. Le problème aujourd’hui avec l’élite marocaine, c’est qu’elle est formée en France et par la France et ce, depuis le jeune âge. Vous pouvez être brillant et quand vous rentrez au Maroc, vous pouvez difficilement vous intégrer dans l’administration. Déjà pour beaucoup il y a l’obstacle réel de la langue ainsi qu’une connaissance approximative du système politique marocain.
A.B: On a hérité de la France deux paramètres fondamentaux de la décision publique qui n’existent pas dans d’autres pays mais force est de constater que nous ne sommes pas parvenus à les mettre en œuvre. Premièrement c’est le juridisme et son corollaire, à savoir la prédominance d’une culture de la norme. Cela présuppose que cette dernière a été travaillée de manière rigoureuse avant d’être donnée à l’application. Ce qui n’est pas le cas comme chacun sait. Et cela provoque en outre des réflexes qui se révèlent paralysants. Quand vous êtes dans un raisonnement purement juridique, vous n’êtes pas dans une approche de résolution de problèmes. Vous présupposez que la norme est parfaite et qu’il suffit de l’appliquer. Du coup on s’interdit de réfléchir en dehors de la norme, d’innover, de créer. Aujourd’hui, le Maroc a besoin de gens qui résolvent les problèmes, pas simplement de gens qui sont noyés dans de la procédure érigée inconsciemment en finalité. La deuxième chose qu’on a importée est le modèle de l’ingénieur qui affiche des compétences techniques. Il sait construire des routes, des barrages, des ponts, des bâtiments, ça on sait très bien le faire. Mais ce qu’on ne sait pas faire c’est entretenir et faire vivre ce qu’on a construit, c’est un problème majeur au Maroc. Nous avons des hôpitaux, des routes, des édifices construits mais pour qu’ils rendent service aux citoyens comme ils sont supposés le faire, nous avons des problèmes majeurs. C’est pour ça d’ailleurs que les décideurs politiques sont aussi réticents à introduire et à systématiser les pratiques d’évaluation indépendantes. Car ces dernières impliqueraient d’aller au-delà des constructions physiques et de chercher si ces dernières remplissent les fonctions pour lesquelles elles ont été réalisées. Ce sont deux carences qui apparaissent aujourd’hui au grand jour et qui renvoient, entre autres, au mode de fabrication des élites publiques. D’où l’intérêt d’ouvrir l’administration à d’autres sensibilités, à d’autres approches qui permettent d’inscrire le service public dans une culture de résolution de problèmes et non plus seulement dans une culture de production d’équipements ou d’infrastructures. C’est bien sûr nécessaire, mais ce n’est plus suffisant.
Au-delà de la formation des écoles et universités, il y a également le rôle des institutions intermédiaires (partis politiques, syndicats…) pour faire émerger des élites. Pourquoi n’accomplissent-elles plus leur rôle?
Z.G: L’école n’a pas le monopole de la formation des élites. Les partis politiques et les institutions intermédiaires jouent un rôle déterminant. Or, le Maroc connaît depuis plusieurs années un affaiblissement des partis politiques traditionnels pour plusieurs raisons. D’abord, la défiance vis-à-vis des élites politiques est un phénomène mondial. Beaucoup de gens considèrent que l’élite politique s’est complètement déconnectée des aspirations du peuple. Ce dernier est devenu, comme le disait Rousseau, le roi d’un jour qu’on sollicite uniquement au moment des élections. Au lieu d’être les délégataires de la volonté populaire, les élites politiques se comportent comme si elles en étaient les propriétaires. En plus de la défiance envers la politique, un changement majeur est survenu: la disparition des classes sociales du discours politique. Autrefois, les hommes politiques représentaient les conditions sociales des classes qu’ils défendaient. Ainsi, le patron du parti travailliste était invariablement un syndicaliste. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. A la «politique de la demande» s’est substituée une «politique de l’offre» où c’est un parti qui vient avec un projet ou une offre à laquelle doivent adhérer les électeurs. Je pense que le problème du Maroc est de n’avoir jamais tranché la direction vers laquelle il souhaite aller. Est-ce qu’on veut rester dans un système «clair-obscur» où les partis politiques ont une place secondaire dans la définition des orientations stratégiques du pays ou est-ce que nous souhaitons assumer pleinement le choix de la démocratie. Du moment où nous n’avons pas résolu cette équation, les partis politiques finiront par perdre leur attrait. Et puis il y a cette fâcheuse habitude de créer des partis «cocotte-minute» décrédibilisant ainsi l’engagement politique. Il faut aussi souligner que les partis du mouvement national arrivés au pouvoir à la fois lors de l’alternance ou après le printemps arabe ont également déçu.
N’y a-t-il également pas un appauvrissement idéologique?
Z.G: En effet. A l’époque de feu Abderrahim Bouabid, l’illustre père de mon cher ami Ali, celui qui adhérait à un parti politique était à la fois un militant, un homme de culture et quelqu’un ayant une vision politique. Aujourd’hui, les intellectuels ont déserté les partis politiques, non pas parce qu’ils ne les aiment pas mais parce que le paysage intellectuel s’est également appauvri du fait de la faillite de l’université et de «l’attaque frontale» menée dans les années 70-80 contre les sciences sociales. Par conséquent, les partis politiques ne disposent plus de ce réservoir d’intellectuels dans lequel ils puisaient par le passé.
A.B: Après l’indépendance, il y avait une exaltation très forte, un projet d’émancipation politique qui mobilisait dans l’abnégation. Il y avait aussi un climat international d’effervescence idéologique. Les finalités de l’action et de l’engagement politique primaient sur le reste. Aujourd’hui, ce sont les «eaux glacées du calcul égoïste» qui semblent avoir pris le dessus. La politique comme moyen d’ascension sociale répond aux réquisits de la période, bien plus qu’une conception de la politique orientée vers des finalités qui dépassent l’individu et ses intérêts immédiats. Le néolibéralisme et le système de cooptation des élites sont passés par là. Ils jouent des mêmes ressorts: la privatisation de l’engagement politique. Encore faut-il situer cette tendance par rapport aux évolutions plus globales qui travaillent la société marocaine. Pour aller vite, disons que la société marocaine se sécularise et s’individualise de manière assez anarchique sur fond de mondialisation et de pressions économiques et sociales qui s’exercent sur des jeunes en manque de perspectives. Elle est majoritairement urbaine avec une transition démographique quasi achevée. La taille des familles se réduit, les liens traditionnels de voisinage de quartier commencent à s’effriter, du coup les gens sont contraints de devenir autonomes alors que les opportunités d’emploi et de mobilité sont très réduites et que le système de formation ne favorise pas l’accès à l’autonomie par le travail. Par quoi tout cela se traduit au niveau politique? Par le fait que les partis politiques sont devenus aussi des «lieux de recrutement» qui font miroiter une mobilité sociale relativement intéressante… On ne s’engage plus pour défendre un idéal, on investit, au sens littéral du terme, dans un parti politique comme dans une entreprise privée. On comprend alors que la cooptation des élites trouve, dans pareille configuration de «marchandisation de la politique», un terrain très favorable.
Z.G: Si on peut résumer en une phrase, je dirais que l’opportunisme a vaincu les idées et les idéaux. Nous avons banalisé l’opportunisme. On fait de la politique comme si on gère un business avec des calculs primaires et court-termistes: bénéfice et perte. S’engager est devenu un arbitrage entre plusieurs opportunités/choix et cela me dérange.
En l’absence de marge de manœuvre, comment faire pour intéresser cette élite?
AB: Comment redonner goût à un engagement désintéressé. Les vieilles recettes ne marcheront plus, c’est une évidence. Mais c’est là le chantier de la citoyenneté en général et de l’engagement politique en particulier. Et l’on observe que dans bien des domaines, la citoyenneté émerge et accomplit des actions concrètes au service de l’intérêt général. La question qui reste en suspens est de savoir pourquoi le champ du politique ne parvient plus à constituer le principal réservoir de la citoyenneté. Aux partis politiques de se remettre en cause.
Z.G: Le futur m’importe plus que le présent. Aujourd’hui, je ne dispose que d’une marge de manœuvre étroite et je le reconnais mais mon objectif est d’augmenter graduellement cette marge. Pour cela il faut une élite courageuse. Je vais ici paraphraser Gramsci en parlant d’une élite organique qui ne doit pas nécessairement créer une nouvelle vérité mais doit avoir une conscience critique pour diffuser à grande échelle des vérités existantes.
A.B: Vous avez raison, les élites peuvent être très compétentes techniquement mais être mises au service du pire comme du meilleur projet. Il faut, me semble-t-il à l’heure des réseaux sociaux, réhabiliter la fonction critique citoyenne que l’on dévoie trop souvent dans de la posture.