La justice au Maroc est-elle indépendante?
La question de l’indépendance de la justice n’a jamais cessé de susciter le débat, et ce malgré la volonté affichée de réformer le secteur au Maroc. Entre séparation des pouvoirs, statuts des magistrats et manque de confiance généralisé dans l’appareil judiciaire, EE a rencontré Hicham El Blaoui, secrétaire général du ministère public, et Khadija Arrach, avocate, pour apporter leur éclairage.
Les débatteurs
Khadija Arrach est avocate au Barreau de Rabat et agréé près la Cour de cassation. Un métier qu’elle exerce depuis plus d’une trentaine d’années. Arrach est également consultante juridique et spécialiste dans les affaires pénales et en droit des affaires.
Hicham El Blaoui est secrétaire général de la présidence du ministère public. Juge et docteur en droit privé, il est membre de la Commission conjointe de coordination entre le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire et le ministère de la justice et préside la Commission centrale de discipline.
Une vidéo où l’on voit un «intermédiaire» négocier une réduction de peine de prison en échange d’une somme d’argent est devenue virale sur les réseaux sociaux. Quelle est votre réaction à chaud?
Hicham El Blaoui : Ce cas, comme vous le savez, n’est peut-être pas isolé, et c’est d’ailleurs une réalité que nous vivons au quotidien. Je voudrais, à ce titre, transmettre un message aux Marocains afin qu’ils fassent davantage confiance à leurs institutions, car ce manque de confiance pousse certaines personnes à chercher des alternatives et des pratiques afin de faciliter leurs affaires. Ce discours s’adresse à l’ensemble des citoyens généralement victimes de ce genre d’escroqueries qui surgissent aux abords de nos tribunaux, dans les cafés à proximité. D’ailleurs, ces escrocs profitent de la naïveté des citoyens en besoin urgent. De plus, il ne faut pas perdre de vue certains professionnels de l’escroquerie qui sont bien organisés et qui trompent leurs victimes en utilisant le jargon judiciaire, disposant des noms des juges et avocats et parfois même qui connaissent les orientations des tribunaux en matière de jugements et peines. De ce fait, avec autant d’informations sur la réalité, ces bandes organisées essayent de faire croire à ce citoyen qu’ils ont un pouvoir d’intervention et d’intermédiation auprès des autorités judiciaires, tout ceci afin d’obtenir en contrepartie une commission pour service rendu. Chaque jour nous recensons des cas d’escroquerie, certains ont même été pris en flagrant délit et ont été punis en conséquence.
Khadija Arrach : Le véritable problème qui se pose au regard de mon expérience sur le terrain, et en particulier du côté de la défense, c’est qu’il existe une faille entre le citoyen (le justiciable), le magistrat, l’avocat et tous les acteurs du milieu judiciaire. A maintes reprises, nous sommes choqués par des clients qui arrivent dans nos cabinets et nous demandent si on connaît le juge ou si on peut les mettre en contact avec lui. Même en leur expliquant que leurs documents plaident pour eux, que leur affaire est défendable et qu’ils peuvent la gagner sans aucune intervention externe, ils préfèrent aller voir ailleurs. L’avocat ne se doit pas d’être un trait d’union ou encore un intermédiaire entre citoyen et juge. Pour la question de la vidéo qui a fait le buzz à un certain moment, je trouve que c’est une aberration. On accorde de nos jours trop d’importance à ce type de vidéos et l’on se focalise souvent plus sur la vidéo que sur l’acte en lui-même. C’est pour ça qu’il faut aussi au passage légiférer en matière de diffusion de contenu, en matière de crime électronique. Les gens vous enregistrent, prennent des vidéos, les montent, les diffusent.
Que fait le système judiciaire et que fait la Présidence du ministère public pour éradiquer ce fléau qu’est la corruption au sein de l’environnement judiciaire?
H. E. : Au niveau de la présidence du ministère public, nous accordons une importance extrême à ce genre de problèmes et de pratiques. Raison pour laquelle nous demandons aux citoyens de faire confiance à leurs institutions, et notamment à l’institution juridique sous peine d’être victimes d’escroqueries ou dans certaines situations, de perdre leurs biens, leur statut… La présidence du ministère public va à cet effet diffuser une circulaire adressée aux responsables juridiques afin qu’ils prennent en considération avec la rigueur et l’impartialité nécessaires ce fléau grandissant gravitant autour de nos tribunaux, et proposer des sanctions dissuasives pour éviter que des pratiques similaires ne se reproduisent.
K. A. : Je me dois de relater un fait nouveau au Maroc, celui des «juges de proximité». Lorsqu’un jeune magistrat est nommé dans une région éloignée, quitte sa famille et son entourage et souvent dans des conditions difficiles, il accepte tout ça afin de rapprocher la justice du citoyen, telle est sa mission. C’est le cas en Europe, où l’on trouve des tribunaux de proximité réalisant des investigations dans des petites affaires d’ordre commercial, civil… n’atteignant pas les tribunaux commerciaux. Qu’est-ce que l’État a prévu afin de protéger ce magistrat ou cet avocat, afin de garantir leur intégrité et le fait qu’ils puissent exercer en âme et conscience ? Quand on entend dans la rue que tout le monde est corrompu, qu’il s’agisse d’avocats, de notaires, de greffiers ou de juges, on se demande sérieusement où l’on va. Je suis pour une approche dans laquelle il faut rendre au citoyen cette confiance et montrer que les magistrats sont véritablement indépendants, loyaux et émettent leurs jugements selon les documents à disposition que ce soit en matière pénale, civile, administrative ou sociale.
Justement, le Maroc s’est lancé dans un vaste chantier de réformes globales et profondes de son système judiciaire. Où en sommes-nous ?
H. E. : Pour dire où nous en sommes, il est impératif de mettre l’accent sur les avancées que nous avons enregistrées. Actuellement, l’indépendance de l’autorité judiciaire constitue un point de rupture qui, selon moi, a pour point de départ la Constitution de 2011. Deux ans plus tôt, lors du discours du 20 août 2009, Sa Majesté a incité à démarrer un vaste chantier de profondes réformes du système judiciaire souffrant de nombreuses lacunes, et où il a fixé les axes à prendre en compte dans la réforme. De plus, en tant que concept, avant ladite Constitution, la justice n’était pas considérée comme étant un pouvoir à l’instar de l’exécutif et du législatif. L’on parlait uniquement d’autorité judiciaire, et pour la première fois au Maroc, la Constitution va mettre en place le socle de ce pouvoir judiciaire, ce que l’on peut considérer comme une révolution conceptuelle en ce qui concerne l’indépendance du pouvoir judiciaire. Pour les juges, ils ont toujours été indépendants et ne sont affiliés à aucune entité. Après 2011, nous avons obtenu une indépendance institutionnelle, et c’est là-même la signification du pouvoir, en plus de l’indépendance du juge. A l’époque, le débat juridique, sociétal et politique invitait à la séparation du pouvoir exécutif, incarné par la personne du ministre de la justice, disposant de nombreuses prérogatives dont la suspension d’un juge, etc. Et c’est ce qui a soulevé l’impératif d’avoir une justice indépendante. L’indépendance du parquet est un véritable pas en avant car elle n’est plus sous la coupole d’un représentant de l’exécutif. Cette même Constitution va d’ailleurs nous permettre d’avoir un Conseil Supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) qui gère les affaires juridiques, la vie professionnelle des juges et protège l’indépendance de la justice. Une institution qui réunit un certain nombre de juges et qui est présidée par Sa Majesté le Roi, c’est donc à la fois un honneur et une responsabilité. D’ailleurs je mets l’accent sur le fait que le seul pouvoir présidé par le roi est le pouvoir judiciaire. Par la suite, viendra la loi 33.17 qui va transférer les attributions de l’autorité gouvernementale en charge de la justice au procureur général du roi près la Cour de cassation en sa qualité de président du parquet général et premier responsable judiciaire du fonctionnement de ce parquet, à travers la défense de l’intérêt général, la protection de l’ordre public et l’immunisation de l’Etat de droit. Sans la volonté royale qui était derrière la sortie de cette loi, l’on n’aurait peut-être jamais assisté à la naissance de notre institution.
K. A. : Mon confrère s’est étalé sur le côté texte, au niveau de la création de cette institution qu’est la Présidence du parquet. Effectivement, il y a eu énormément de polémique et sa création a fait couler beaucoup d’encre de la part des acteurs, en suscitant quelque peu la colère des magistrats, avocats et acteurs judiciaires. Le gain qui est évident se traduit par la rupture entre le ministre de la Justice et le président du parquet. A l’époque, il y avait la Cour spéciale de justice qui jugeait des détournements de fonds des fonctionnaires, et c’était le ministre de la justice qui enclenchait les poursuites et les déferrements devant ce tribunal, qui était un tribunal d’exception, et non pas un tribunal ordinaire. Aujourd’hui, ce n’est plus la même chose, nous avons vu la création d’une chambre de crimes financiers, avec ses juges d’instruction, qui ne reçoit plus d’ordres et encore moins de directives du ministre en charge de la justice. Seulement, le fait de parler de pouvoir ou d’autorité prête à équivoque. L’autorité ne peut émaner que d’un pouvoir. Pour moi, s’il n’y a pas de pouvoir, il n’y a pas d’autorité. C’est ce pouvoir qui a mis cette autorité en place.
Par rapport à la question de l’indépendance de la justice au Maroc, existe-t-il des influences exercées sur elle (législatif, exécutif…)?
K. A. : Nombreux sont les pays qui ne considèrent pas le ministère public comme étant une autorité judiciaire, car c’est l’institution des juges et des magistrats assis émettant des jugements de fonds qui peut être envisagée comme telle et non pas le parquet. Ce dernier peut être à mon avis une autorité qui exécute des décisions émanant soit du pouvoir judiciaire, soit d’autres institutions. Le fait d’institutionnaliser le parquet veut dire que le procureur général près la Cour de Cassation gère la plus grande instance judiciaire au Maroc et gère aussi une institution qui veille à la bonne gouvernance du service public. Car qui dit ministère public, dit Etat, dit défense du public. Il défend le citoyen, régule tout ce qui peut troubler l’ordre public et la quiétude du citoyen. Alors que le juge veille à l’application des textes, à en sortir un jugement équitable. C’est ici que se manifeste à mon avis, l’autorité judiciaire. Est-ce qu’aujourd’hui, l’autorité judiciaire au Maroc est indépendante? J’aurais aimé qu’on ne pose pas cette question, car lorsqu’on est juge, nous le sommes sous le label «être indépendant, impartial, loyal, veiller à la bonne gestion et à la bonne gouvernance». Avec l’institutionnalisation du parquet peut-on parler d’indépendance de la justice? Le parquet est là et défend tout le monde, c’est une autorité de service et droit public qui allège le fardeau pour l’ensemble des acteurs juridiques qui étaient en souffrance, avec peu de magistrats, des lenteurs administratives et judiciaires, et des retards dans l’exécution des jugements. Dès lors, lorsqu’on donne trop de pouvoir à un pouvoir, rien que cette question peut faire débat à elle seule. Le risque étant une situation de dérive et d’arbitraire. Hormis la question de l’indépendance de la justice, il y a celle de l’indépendance du juge. Ce dernier se doit d’être juste et équitable. Je peux être un juge indépendant par rapport aux autres pouvoirs et manquer d’équité. C’est donc ici où se situe la mission même du parquet, pour que cette indépendance entre les pouvoirs soit vraie et réelle, et que le judiciaire ne reçoive pas un coup de téléphone de l’exécutif ou du législatif pour favoriser une partie au détriment de l’autre.
H. E. : L’influence est imposée. Madame a soulevé l’idée d’indépendance du juge, et qu’il vaudrait peut-être mieux avoir un juge équitable qu’un juge indépendant. Pour nous, il est obligatoire d’avoir un juge indépendant pour qu’il puisse apporter la justice demandée. Les influences externes existent, mais le juge ne doit pas en être impacté, il doit dès lors effectuer l’examen de ses affaires loin de toute influence idéologique, sociétale ou autre. Partant de là, il est difficile au citoyen de porter la robe du juge, car dans l’imaginaire populaire, le juge vit dans l’aisance, dans le confort. Alors que la réalité est tout autre, le juge vit dans une prison, la masse de dossiers lui prend tout son temps, le prive même de ses affaires personnelles et de sa vie privée, et je parle ici en étant juge moi-même. Chaque citoyen voit son cas à son niveau, mais le juge dispose de milliers de dossiers à qui il incombe de les traiter dans des délais raisonnables. La majorité des juges souffre de nombreuses maladies cardiaques et autres, à cause du stress et de la pression du métier. Effectivement, ils sont rémunérés en conséquence mais cette rémunération ne constituera jamais une contrepartie des efforts qu’ils fournissent afin d’apporter une justice équitable au sein de notre société. De plus, avec le progrès technologique et la multiplication des réseaux sociaux, la mission du juge est devenue de plus en plus lourde, car nous le savons bien, le juge émet un jugement sur la base de documents, de preuves en sa possession, il se doit pas être influencé par toute information diffusée dans quelconque plateforme, média ou réseau social.
Pour ce qui ce qui est de l’article 9 du PLF 2020, qui a suscité un véritable débat. Selon le texte, il sera désormais interdit de saisir les biens et fonds de l’Etat et des collectivités territoriales lors des décisions judiciaires. Quelles sont, selon vous, ses implications ?
H. E. : Je ne vais pas m’étaler sur ce point. Je pense que Madame va s’étendre sur la question, car je vais présenter non pas mon point de vue personnel mais l’avis d’un juge qui travaille dans un cadre de règles administratives spécifiques, où je me dois de respecter le principe de neutralité. Hormis cela, il y a la question de la séparation des pouvoirs. Le pouvoir exécutif ne peut pas intervenir dans le pouvoir judiciaire, et inversement. Partant de cette conviction, ce débat porté au Parlement au sein du projet de loi de Finances 2020 qui a été adopté par la première Chambre et qui est actuellement à la Chambre des conseillers, concerne la volonté de la Nation à travers ses représentants. Est-ce que les protestations civiles et judiciaires aboutiront à un résultat durant ce débat parlementaire? Cette question ne trouvera, à mon sens, son aboutissement qu’à travers l’exercice législatif. De ce fait, la Constitution m’interdit d’intervenir sur le débat exposé à l’institution disposant de prérogatives législatives.
K. A. : Aujourd’hui, cet article connaît de grandes protestations surtout de la part des avocats qui se sentent touchés dans les intérêts de leurs clients. C’est un grand dérapage qui pourrait provoquer une chute de la barre, à la fois des investissements nationaux et étrangers. C’est une manière de frapper de plein fouet le pouvoir judiciaire car la loi de Finances ne nous permet pas de saisir les biens de l’Etat, ce qui est en contradiction avec un jugement qui donne à l’un et qui prend à l’autre. Au niveau de la procédure, le pouvoir législatif n’a pas accès à tout ce qui est relatif à l’émission et à l’exécution et de ce fait ne peut être sujet de débat dans l’enceinte d’un parlement. Le problème qui se pose également est celui des budgets communaux, car en général, la plupart des expropriations se font au profit des communes (construction de route, d’écoles, d’espaces verts…), et comme la commune a un budget, nous avons le droit de procéder à une saisie des biens. Ici, nous cherchons une confusion entre la saisie d’un bien public à caractère purement public et la saisie qui porte sur un bien privé à caractère public. Car nous pouvons avoir des services publics à caractère privé tels que la CDG, par exemple avec son autonomie. Mais quand un service privé à caractère public est défaillant c’est l’Etat qui devient responsable, quand les communes ne peuvent plus honorer ni payer, ce sont les ministères de tutelle qui sont responsables. On cherche à faire passer cet article 9 au-dessus même de l’article 500 de la procédure civile. On peut donner l’exemple d’une ambulance de la commune, qu’on ne peut saisir. Les gens oublient ou veulent vraiment oublier que les communes ont des biens en leur possession, ils peuvent être privés ou publics. Vous gérez un service public, il y a une mauvaise gestion, si je ne peux pas saisir un bien de la commune, je peux aller jusqu’au compte bancaire de la commune. Et vous ne savez pas ce que peut endurer un juge du tribunal administratif ou de commerce ou encore un avocat pour obtenir un jugement définitif, ça peut demander 4, 5 ou 6 ans.