Jamais sans ma voiture!
En dépit de la volonté des autorités publiques de réduire le recours aux voitures, la faiblesse de la capillarité et le peu de densité des réseaux de transport en commun, tout autant que la nature de la culture marocaine, font que le recours à ce moyen de locomotion est là pour durer.
Les trottinettes, jadis réservées à des enfants, occupent de plus en plus l’espace public mais sous une autre version. Dotées de moteurs électriques, elles sillonnent les rues et boulevards de Casablanca, sans pour autant devenir un réel phénomène comme c’est le cas à Paris qui compte un million d’usagers selon le cabinet 6T. Et pour cause. Selon une étude menée par Kantar TNS en France et citée par LesEchos.fr en juin 2018, «63% des 18-24 ans veulent optimiser leur temps durant leur trajet quand 71% se disent intéressés par réaliser des économies pendant leur trajet en livrant des colis pour un tiers par exemple. En outre, 75% des millenials souhaitent utiliser un service de covoiturage quand 81% des 18-24 ans plébiscitent une application leur indiquant les places de parking disponibles proches de leur destination. Notons aussi qu’ils sont 62% qui seraient aussi intéressés par des solutions de transport à la demande».
Spécificité marocaine
Mais si cette contagion d’utiliser les trottinettes électriques témoigne d’une chose, c’est de la difficulté à circuler dans la métropole marocaine. Il faut, en effet, rappeler que dans les seules villes de Casablanca et de Rabat circulent 1,7 million de véhicules, soit presque la moitié des véhicules en circulation dans tout le royaume. Les dernières statistiques du ministère du Transport arrêtées à fin 2017 dénombrent 4 millions de véhicules. Pour désengorger les villes, les autorités locales travaillent sur la densification du réseau de transport en commun et l’amélioration de sa capillarité. C’est le cas notamment de villes comme Casablanca et Rabat où l’essentiel du transport continue à être assuré par les voitures personnelles. Selon une étude d’Averty réalisée en 2013 auprès de 1.016 répondants répartis sur 38 villes, les voitures occupent la pole position avec 31% des répondants, suivies par les bus (21%), les petits taxis (19%) et le reste des moyens de transport en commun. Le choix du moyen de transport est motivé d’abord par la praticité (42% des répondants), la rapidité (40%) et le prix (37%). Lors des déplacements à Casa/Rabat, 47% des répondants sont prêts à renoncer aux autres moyens de transport, 63% sont prêts à renoncer aux petits taxis et seulement 47% des répondants sont prêts à renoncer à leur voiture pour le Tramway. Une étude qui révèle qu’au moment où la génération Y dans le monde est en train de changer ses habitudes et son rapport à la voiture privilégiant les moyens de transport en commun ou alternatif (covoiturage, location entre particuliers) que la propriété de voiture, le Marocain lui, continue à être attaché à son véhicule. Selon Saadeddine Igamane, professeur de sociologie et chercheur en sociologie économique à la faculté des lettres et sciences humaines de Fès, les Marocains recourent aux transports en commun ou encore à la solution de covoiturage pour des raisons économiques et financières. «Les Marocains recourent aux solutions alternatives à la voiture davantage par nécessité que par changement de paradigme. Et la nécessité est à deux niveaux: nécessité financière et nécessité religieuse», précise le sociologue avant de détailler que le partage des moyens de transport a pour soubassement «le manque de moyens financiers pour acquérir un bien, ou encore un besoin de sauvegarde du pouvoir d’achat en faisant de la sorte des économies. Mais dès que la situation financière s’améliorera la personne pensera à acheter une voiture probablement d’occasion car moins chère que la nouvelle. Ceci dit, l’acquisition continue dans notre société à constituer un symbole de réussite sociale. Quant à la nécessité religieuse, elle a trait à l’interdiction de riba (usure, ndlr). Sachant que beaucoup de Marocains associent l’intérêt bancaire à riba, ils préfèrent louer ou trouver d’autres alternatives que l’acquisition par crédit». S’agissant de la culture de partage, pour Igamane, la société marocaine, étant une société orale, est drivée, sur le plan culturel, par la confiance. C’est ce qui explique, selon lui, le phénomène de cooptation dans le recrutement ou encore la faible pénétration de l’usage des cartes de paiement dans les achats en ligne. «Nous avons besoin de connaître l’autre et d’avoir confiance en lui avant d’entreprendre une relation ou un engagement avec. Dans le covoiturage, la plupart des personnes qui y ont recours le font avec des collègues ou des personnes de leur voisinage».
Attachement à la voiture
Plus tranchante, Hasna Sidmou, chercheuse-consultante en management des organisations, estime qu’entre voiture et transport en commun «il n’est pas question de préférence mais plutôt de moyens. En effet, dans la plupart des cas, les Marocains n’utilisent pas le transport en commun par choix, et même s’il s’agissait d’un usage volontiers et/ou fréquent, cela ne peut pas les empêcher d’avoir une voiture». Ainsi, hormis l’aspect culturel qui associe l’acquisition à la réussite sociale, il y a aussi le côté pratique de la voiture. En effet, l’étude d’Averty précise que «pour les répondants ne comptant pas renoncer à leur voiture pour le Tramway, les raisons résident d’abord dans les arrêts trop loin pour 51%, le manque de flexibilité pour 27% et le temps du trajet pour 23% des répondants». Un point également soulevé par Adil Bennani, président de l’AIVAM, qui estime que même si la génération Y est très attentive aux évolutions des modes de transport alternatif, «il est aujourd’hui impensable pour un jeune couple trentenaire avec un enfant ou deux, qui a les moyens de se payer une voiture, de ne pas le faire et de se suffire des transports publics pour voyager et pour bouger dans la ville. Ils ne vont jamais prendre de taxi, parce qu’ils ont peur, ils ne vont pas prendre le bus parce que c’est pire. Ils ne vont pas prendre le tram non plus parce que ça ne passe pas partout et ça ne passe pas à toutes les heures, ça ne connecte pas toutes les voies. Ceux qui n’ont pas les moyens font comme ils peuvent et ceux qui ont les moyens achètent une voiture, c’est aussi basique». En effet, selon une professionnelle de la mobilité qui s’exprime sous couvert d’anonymat, «la perception des usagers vis-à-vis du bus est très dégradée contrairement au tramway et l’un des principaux points est celui de la sécurité. D’ailleurs l’usage du tramway est bien favorisé pour la sécurité, bien devant le confort. Il faut dire aussi que si au niveau du tramway, un problème quelconque survient, la police intervient. Contrairement aux agents de sécurité qui eux contrôlent les bus et n’ont pas les mêmes prérogatives que les policiers». Que de bons arguments pour continuer à utiliser sa voiture et à vouloir en posséder une, le temps que de réelles solutions soient mises en place.