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Glovo, la course sans fin des livreurs

Entreprises novembre 2019

Glovo, la course sans fin des livreurs

Les commandes de livraison se développent et le nombre de clients se multiplie. Les livreurs dans la précarité roulent et se taisent sans revendications. Le statut d’auto-entrepreneur ne leur permet pas de bénéficier d’un minimum social. Retour sur le modèle économique de Glovo.

Drrrring… Voici le burger, les sushis, les documents ou encore la livraison spéciale qui sonnent à votre porte. Les livreurs à domicile, à vélo ou en scooter, sont devenus depuis quelques années des silhouettes habituelles sillonnant les rues et investissant les halls des immeubles. Le phénomène d’ubérisation a permis l’utilisation de services permettant aux professionnels ainsi qu’aux particuliers de se mettre en relation directe et instantanée à l’aide des nouvelles technologies. Néanmoins, derrière ces applications se cache une armée de «petites mains», des travailleurs «jetables» et sous-payés. Depuis son arrivée dans les artères de la capitale économique, en juin 2018, Glovo, la plateforme catalane fondée en 2015, a envahi le marché de la livraison au Maroc avec un large réseau de villes allant de Tanger à Agadir, en passant par Rabat, Mohammedia, Casablanca et Marrakech. A ce jour, la société compte plus de 30.000 utilisateurs mensuels dans le pays avec un total de plus de 1.500 coursiers en circulation et entend porter ses effectifs à quelque 2.000 coursiers en fin d’année selon le top management. Une «armée jaune» qui permet à Glovo de répondre largement à la demande de livraison des utilisateurs de l’application. Une affluence telle que lorsque nous consultons leur site afin de postuler au poste de coursier dans les villes où la société est implantée, nous recevons le message «Malheureusement, aucune session d’information n’est prévue dans votre ville pour le moment. Nous reviendrons vers vous dès que de nouvelles places seront disponibles», ce qui dénote la saturation des effectifs.

Enrôlement des effectifs
A leur arrivée à l’entreprise, les futurs coursiers se doivent d’être majeurs et fournir une copie de la CIN, une fiche anthropométrique et un statut d’auto-entrepreneur. Ce dernier élément étant essentiel dans la stratégie de recrutement de la société. Les candidats retenus suivent alors une formation de deux heures afin de les initier au métier, c’est en réalité une initiation d’une vingtaine de minutes aux paramètres de l’application et ses moyens d’utilisation. A partir de ce moment-là, ils peuvent rouler. Un bip, c’est le signal de départ de notre coursier qui n’a plus qu’à suivre le GPS pour se rendre à la localisation indiquée. Après ça, c’est une course contre la montre, le délai de livraison étant l’élément majeur de différenciation sur lequel mise la startup. Pour ce faire, cette dernière utilise un système d’algorithme de «machine learning» qui permet de calculer les trajets et attribue la commande au coursier le plus proche. Les maîtres mots de la boîte sont «aucune obligation, aucun patron, aucun contrat de travail». Chez Glovo, le patron est donc le coursier. Mais qu’en est-il vraiment? Car derrière ces slogans se cache un business model où le coursier est en réalité le moins bien loti de la chaîne de valeur. Il est vrai que le livreur n’est pas salarié (on parle de chiffres d’affaires), mais il est payé à la commande et il ne décide de travailler que lorsque cela lui sied. Si le candidat était salarié, sa paie ne pourrait être inférieure au SMIG, c’est-à-dire à 13,46 dirhams de l’heure, soit 2.570,86 dirhams à plein temps, quel que soit le nombre de commandes, le résultat serait le même. Mais avant même de commencer à gagner de l’argent, le candidat devra tout d’abord en dépenser, le matériel étant à sa charge, l’investissement de départ peut varier de 200 à 10.000 dirhams, s’il dispose d’un vélo ou d’une moto. Or, mis à part quelques cyclistes téméraires qui avaient débuté à vélo et qui se plaisaient à faire de l’exercice physique, la plupart des «Glovers» sont en moto et leurs frais de carburant ne sont pas pris en charge par la société catalane (Voir encadré). Au Maroc, le business de livraison de repas à domicile ou au bureau a gagné en effet énormément de terrain et a réduit le scepticisme des consommateurs marocains sur la fiabilité de l’opération. D’ailleurs, ces derniers ne sont pas nécessairement contraints de payer leur commande par voie électronique. Le paiement est réalisé à travers l’application Glovo et s’effectue une fois le service rendu. Cela n’empêche pas une manipulation de cash plus ou moins importante pour certaines commandes qui nécessitent un paiement direct par le coursier. La startup a ainsi mis en place un système de notation et de gradation lié au niveau d’expérience de ce dernier. Plus le coursier réalise de livraisons et obtient un bon score, plus il dispose d’un fonds de roulement plus conséquent lui permettant de régler des commandes aux montants assez élevés. Toutefois, l’entreprise exige un rendu de caisse (cash-out) chaque quinzaine.

Bon vieux système de la carotte
Pour parer aux besoins de la société en termes de coursiers en circulation, en période de pics d’activité, Glovo a mis en place un système de bonus augmentant la commission habituelle (multiplié par 1,2 ou 1,4), entre midi et 14h, durant les soirées, lors d’un Classico ou en temps de pluie, incitant ainsi les coursiers à répondre à cette demande élevée. Cette variation des besoins des utilisateurs éclaire sur le fait que l’embauche des livreurs en tant que salariés signifierait qu’ils seraient probablement payés à ne rien faire.

Selon certains d’entre eux avec qui nous avons pu discuter, la rémunération est calculée sur la productivité. Par conséquent, les coursiers les plus actifs gagnent le plus. «Je me positionne dans des quartiers stratégiques, à proximité des lieux de restauration afin d’avoir plus de chance pour obtenir un signal et donc une livraison», nous explique Jaouad, coursier travaillant pour Glovo sur la ville de Rabat. Mais malheureusement pour eux c’est l’algorithme qui décide quand il faut prendre une livraison et c’est ce dernier qui l’assigne.

Lorsque nous les avons interrogés sur leur revenu moyen mensuel, la plupart restent perplexes, entre ce qu’ils gagnent effectivement et ce qu’ils dépensent, ils n’arrivent à engranger qu’une recette comprise entre 1.000 et 2.000 dirhams par mois. Pour beaucoup, c’est un complément de revenu. Ils utilisent, généralement, de nombreuses applications afin de joindre les deux bouts, du fait de la nature précaire de ces emplois, c’est le cas de Jaouad qui dispose d’une application Glovo mais également de celle de Jumia Food, spécialisée dans la livraison dans la commande en ligne de repas. Pour pouvoir estimer ce revenu, Economie Entreprises a fait l’expérience d’accompagner Rachid et Ahmed, deux coursiers durant leur journée de travail, à Rabat et Casablanca. Demeurant au garde à vous, dans des endroits stratégiques des deux villes et sur un intervalle de huit heures de travail, les coursiers ont fait respectivement 8 et 11 courses, pour des revenus globaux de 97 dirhams et de 136 dirhams. Ainsi, en réduisant de leurs recettes le coût du carburant, il ne reste à Rachid et Ahmed pas grand-chose.

D’ailleurs, durant nos entretiens, on nous a confié également qu’aucun de ces travailleurs n’est couvert par une quelconque assurance en cas d’accident. «Nous avons dû emmener un de nos amis à l’hôpital, après avoir été percuté à bord de sa moto, par une berline. Il ne bénéficie d’aucune couverture fournie par l’entreprise, et ne peut compter que sur celle à laquelle il aurait souscrit lui-même au préalable». Un autre coursier nous révèle également que durant ses courses il est très souvent confronté à des incidents moins graves «que je ne déclare pas parce que ça ne sert à rien. Je n’ai le droit à rien». Une situation précaire comparable à ce que vivent leurs confrères européens. Ainsi, à Barcelone, des dizaines de livreurs de l’entreprise avaient protesté devant le siège de la société après la mort accidentelle de l’un d’eux suite à une collision avec un camion de ramassage des ordures. Un spécialiste en assurance nous explique que «certains travailleurs ont énormément de difficultés à obtenir des assurances complémentaires, car leur mise en place nécessite quelques prérequis. Par exemple, les assureurs demandent au coursier d’avoir un moyen de locomotion aux normes, or nombreux sont ceux qui disposent de moto usée et certains même roulent sans papiers». D’autres coursiers ne disposent même pas de moyen de locomotion ou de véhicule, ils s’adossent et se cramponnent au volant d’une moto d’un de leurs amis. Alors qu’au Maroc, les livreurs travaillent en silence, en Argentine, un magistrat tente d’inciter les sociétés de livraison à améliorer les conditions de travail, suite à l’accident d’un coursier qui, en plus d’avoir été blessé, avait été maltraité par son employeur. Le juge va encore plus loin en obligeant les banques à bloquer les transactions faites via ces applications et suspendre les applications de livraison de repas. Alors qu’à Mumbai, les restaurants indiens se rebellent contre les applications de livraison de nourriture. Frustrés par les commissions élevées et les rabais des applications telles que Zomato et UberEats, des milliers de personnes ont déclenché le mouvement autour #Logoutfromthem.

Insécurité, agressions…
Autre problème rencontré par ces prestataires de fortune, les agressions à leur encontre sont de plus en plus nombreuses. Selon les informations collectées auprès de certains d’entre eux, nous avons recensé une bonne dizaine rien que le mois dernier. Un phénomène qui risque de provoquer une tendance malsaine chez les jeunes. Pour le moment, il est à relever que les agressions n’ont pas encore été tragiques, mais cela peut très vite prendre une ampleur non maîtrisable. D’ailleurs, certains livreurs nous relatent les faits en nous dévoilant quelques situations délicates vécues : «Je suis descendu d’un immeuble où j’avais effectué ma livraison, un groupe de jeunes munis de couteaux sont arrivés et m’ont dépouillé, j’ai tout remis, je n’avais pas envie d’être blessé pour un téléphone ou une moto, encore moins pour ce que je gagnais». De plus, «il nous arrive parfois de livrer une commande et d’être agressés à l’arme blanche par quelques malfaiteurs. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que si l’on s’en tire sans dégâts physiques, ni vol de nos motos, l’on doit rembourser les frais de la commande payée par notre poche. Le service de réclamation étant peu efficace et réceptif». Ainsi, les livreurs peinent toujours à faire valoir leurs droits en cas d’agression pendant leurs livraisons. Une situation malsaine qui, en l’absence de contrôle, risque bien de dégénérer en véritable problème de confiance avec certains rares cas de coursiers qui se sont improvisés délinquants et ont agressé leur client.

Il n’en demeure pas qu’à travers ce type de plateformes, en pleine expansion, le phénomène d’ubérisation ne cesse de toucher un nombre de plus en plus croissant de secteurs et génère de surcroît des bouleversements sociétaux non négligeables, tant à court qu’à long terme. Les professions se voient de plus en plus individualisées et divisées, parfois même plusieurs métiers peuvent être exercés simultanément, ou de manière indépendante avec un travail à temps plein. «Le statut d’auto-entrepreneur se doit de réagir en se réinventant en termes de couverture sociale, d’aspects juridiques liés au droit du travail», nous explique Karima Ghazouani, enseignante-chercheuse et Directrice du Centre universitaire de l’entrepreneuriat à l’Université Mohammed V de Rabat. De nombreuses plateformes construisent leur modèle économique en recrutant des coursiers autonomes, néanmoins le statut d’auto-entrepreneur ne permet pas pour l’instant d’avoir «des revendications sociales telles que le droit aux congés ou encore aux frais de licenciement, il constitue tout de même, à mon sens, une véritable opportunité pour les jeunes d’intégrer le marché du travail et de les sensibiliser à l’entrepreneuriat», ajoute-t-elle. Cette dynamique des process économiques vers une ubérisation de certains secteurs fragilisera davantage des pans entiers de la société. A cet égard, «il devient impératif de réfléchir et de se concerter, à plus grande échelle et en tenant compte de l’ensemble des parties prenantes, afin que le statut d’autoentrepreneur permette d’accompagner de façon constructive l’évolution de ces modes d’activité», ajoute Karima Ghazouani. Mais pour que ces milliers de coursiers puissent s’exprimer d’une même voix, ils n’ont pas énormément d’alternatives: se constituer en association pour défendre leurs intérêts corporatistes ou entamer une période de grève pour se faire entendre comme cela a été le cas cet été en France où des livreurs ont créé un mouvement tentant de mobiliser l’opinion sur leurs conditions de travail et leur rémunération. D’ailleurs, de nombreux confrères coursiers européens exerçant à Deliveroo, à Foodora, à UberEats, à Stuart et à Glovo de 11 pays se sont réunis à Bruxelles les 25 et 26 octobre pour annoncer la création de la première Fédération transnationale de livreurs pour coordonner leurs revendications et actions afin de peser face aux multinationales qui les exploitent sous couvert de «liberté d’entreprendre».