La fièvre des indépendants
L’administrateur indépendant est un maillon indispensable dans la gouvernance d’entreprise. Depuis la loi n°20-19, l’on constate une ruée de cette pièce maîtresse du tissu économique.
«Je n’ai jamais touché autant de dividendes qu’après avoir fait appel aux administrateurs indépendants au sein du conseil de HPS», avait déclaré avec humour Mohamed Horani, PDG de HPS, lors de la conférence EELive organisée par Economie Entreprises en 2017. Deux ans plus tard, l’importance de ces gestionnaires «providence» dans les grosses (et moins grosses) structures marocaines ne s’est pas démentie. L’on assiste même à une ruée vers ces experts censés apporter un regard neuf et surtout objectif à l’entreprise. Selon les informations recueillies par EE, la Holding Al Mada aurait lancé une vaste opération de «chasse» pour dégoter une bonne dizaine d’administrateurs indépendants pour ses différentes filières. De son côté, le Conseil d’Administration d’Attijariwafa bank, filiale du Groupe, dispose déjà de 3 administrateurs indépendants dont Aldo Olcese Santonja (président de Fincorp) et Lionel Zinsou (ancien Premier ministre du Bénin) nommé en avril dernier.
De même pour Maghreb Steel qui avait également fait appel aux services de deux indépendants. Antérieurement au départ de Amar Drissi, ancien DG de la boîte, le sidérurgiste lourdement endetté s’est vu appuyer par ces deux experts validés par le management. «L’objectif était d’enrichir le conseil d’administration du groupe familial avec l’apport de membres ayant de l’expérience au niveau financier ou même institutionnel et qui sont au fait du contexte et du fonctionnement des entreprises industrielles au Maroc. Une pratique très saine qui nous a permis d’avoir un regard externe avec des conseils très pertinents», déclare Hatim Senhaji, DG par intérim de Maghreb Steel. Précurseur, Bank Al-Maghrib avait émis une circulaire le 10 juin 2016 imposant aux établissements de crédit de nommer un administrateur indépendant. Cette mesure est entrée en vigueur il y a plus de deux ans. Une bonne partie du paysage économique n’avait que très peu recours à cette règle de bonne gouvernance.
La même année, selon une étude menée par l’Institut Marocain des Administrateurs (IMA) sur la gouvernance des sociétés cotées, un tiers de ces dernières déclaraient avoir 2 à 4 administrateurs indépendants au sein de leurs conseils d’administration, alors que celles-ci n’étaient soumises à aucune contrainte réglementaire, n’étant ni des banques ni des assurances. Un constat qui ne cesse de s’affirmer au Maroc à l’heure où le pays traverse une phase de transition de son capitalisme qui nécessite de nouvelles formes d’organisation.
Venue pour améliorer l’image du Maroc comme destination favorable aux investisseurs et son classement dans le rapport Doing Business, la loi 20-19 sur les SA exige des sociétés faisant appel à l’épargne de nommer un ou plusieurs administrateurs indépendants sans que leur nombre ne dépasse le tiers du nombre total des administrateurs ou des membres du conseil de surveillance. Une disposition qui devra être observée d’ici les 7 prochains mois au plus tard. Il reste que ladite loi a dressé une liste exhaustive des conditions d’exclusion qui empêchent d’être un indépendant. «Faute d’une ouverture suffisamment probante des entreprises cotées, cette la loi sur les S.A. qui non seulement mentionne la présence nécessaire de l’administrateur indépendant dans les Conseils d’Administration (CA), impose que le comité d’audit ait au moins 3 membres, dont deux administrateurs indépendants. En sachant que le président de ce comité doit obligatoirement en être un», affirme Marc Lamy, membre du Conseil d’administration, président du Comité d’Audit, membre du Comité Nom. & Rém. du Groupe Alliances ADI S.A et professeur à l’IMA.
Portrait-robot de l’administrateur indépendant
Au-delà de la réglementation, le critère le plus important pour choisir un administrateur indépendant est «l’adéquation entre le profil choisi, la phase de développement et la structure actionnariale de l’entreprise», nous relate Lamia El Bouanani, directrice exécutive de l’IMA. A un moment de sa vie, l’entreprise ressent le besoin de recruter un administrateur externe, soit suite à une crise, soit par clairvoyance des actionnaires. «Faire appel à un indépendant doit répondre avant tout à une identification de ces besoins. Ceux-ci doivent être clairement énoncés par le Conseil d’administration, permettant ainsi de définir son profil adéquat. C’est ainsi que l’on pourra avoir un indépendant qui apporte de la valeur ajoutée et non une case à cocher pour se conformer à la loi», nous affirme El Bouanani.
Pour sa part, Dounia Taarji, administratrice indépendante au sein du groupe Alliances, au Conseil de Surveillance de la BMCI et à Immorente nous expime son point de vue. «N’étant ni dans le management ni actionnaire, l’administrateur indépendant est présent uniquement pour sa compétence managériale, financière et de gouvernance. Son indépendance lui permet d’avoir une liberté de regard sur les propositions examinées au sein du Conseil d’administration, les mettant en perspective et les traitant dans l’intérêt exclusif de l’entreprise. De ce fait, la doctrine veut qu’il soit le défenseur des actionnaires minoritaires ne siégeant pas au sein du CA», explique la Présidente du Fonds Hassan II.
L’administrateur indépendant a des dispositions lui permettant de répondre à des enjeux de performance économique: «Apporter une expertise pour s’ouvrir à de nouveaux marchés, véhiculer, par sa connaissance, des méthodes innovantes pour le secteur d’activités de l’entreprise, jouer un rôle clé lorsque se posent des problématiques de gouvernance et d’actionnariat, être garant de l’intérêt social de l’entreprise et avoir le courage de s’opposer à des décisions qui iraient à l’encontre d’actionnaires minoritaires», nous rappelle la directrice exécutive de l’IMA. Pour Marc Lamy, «un administrateur indépendant a pour impératif premier une obligation «fiduciaire», c’est-à-dire la défense des intérêts patrimoniaux des actionnaires qui ont confié leurs économies à l’entreprise pour les faire fructifier et, a minima, les protéger. Cette défense des actionnaires est d’ailleurs de plus en plus souvent élargie à ces fameuses «parties prenantes» que sont les salariés, les clients, l’Etat».
Cependant, recruter un administrateur indépendant demeure une décision ardue pour des patrons d’entreprise qui désirent rester seuls maîtres à bord. Une pratique loin de faire l’objet d’un large consensus. En effet, c’est quelque peu contre-nature pour un actionnaire majoritaire familial d’intégrer un indépendant, ce dernier étant une personne tierce et n’ayant pas investi au sein de la société. Néanmoins par la pratique, le patron se rend compte que cet élément dispose d’un regard et d’une compétence qui sont complémentaires. Il devient de ce fait un interlocuteur qui challenge au service de l’intérêt de la société. Dans certains cas, les groupes familiaux recrutent un tel profil afin de sortir de situations conflictuelles entre les membres et d’introduire de la neutralité et du professionnalisme», nous confie Dounia Taarji. Cela nécessite une préparation et un accord quant à la modification de l’équilibre des pouvoirs au sein de son Conseil. Il faut également que la culture de l’entreprise soit propice pour recevoir des avis différents, parfois opposés, et connaître des débats contradictoires qui, in fine, permettent d’approfondir les sujets sous des angles souvent négligés par manque de temps, ou d’expertise. Force est de constater que, sur le terrain, la contribution de l’administrateur externe à la croissance de l’entreprise n’est guère à nier. Un administrateur indépendant doit contribuer aux travaux du conseil par son expérience de la gestion des entreprises, sa connaissance du secteur d’activités, son carnet d’adresses et/ou son expérience des marchés. Un ou plusieurs administrateurs indépendants sont toujours d’un apport important pour l’entreprise. Par ailleurs, «les administrateurs indépendants peuvent être modulés en fonction de l’implication des différents membres du CA. Ils peuvent aider à discuter en toute sérénité et sans tabous. Attention toutefois, le recrutement d’un administrateur indépendant n’est pas nécessairement un gage de meilleure gouvernance. Cependant, si le processus est bien mené avec une charte du conseil d’administration qui permet aux administrateurs indépendants d’être engagés, cela produit des effets bénéfiques», témoigne une source indépendante et bien renseignée. L’administrateur indépendant «est choisi pour sa compétence technique, son intégrité et son souci de gouvernance, ce qui renforce des dimensions qui ne sont pas forcément toujours suffisamment présentes au sein d’un conseil.
L’administrateur indépendant: un élément de bonne gouvernance
S’agissant des caractéristiques propres aux structures à capital familial, celles-ci semblent être également un avantage économique indéniable. L’actionnariat familial garde en permanence la problématique de préserver le patrimoine en portant une grande attention à l’efficacité des dépenses. «Il faut faire le postulat que dans la plupart du temps le patron d’une structure familiale prend les bonnes décisions. Mais, en période de conflit, il doit avoir le réflexe de faire appel à un administrateur indépendant», recommande El Bouanani.
«Toutefois, il faut être prudent et savoir repérer puis éviter une «gouvernance Canada Dry», ayant le «goût» en façade d’une bonne gouvernance mais qui ne l’est qu’en «apparence», avec de belles chartes pour chaque comité qui restent lettre morte dans la réalité. Lorsqu’elle est réelle et appliquée dans le quotidien de l’entreprise, la gouvernance est un vecteur de progrès dans l’amélioration de la définition de la stratégie, la prise de décision et le contrôle du management dans l’exécution de celles-ci», affirme Marc Lamy.
Il existe de nombreuses définitions élaborées par l’OCDE et au sein des codes de gouvernance internationaux. En plus des compétences professionnelles, «l’essentiel est dans le comportement et la liberté d’exercer son mandat de façon indépendante. Il faut donc avant tout qu’un administrateur indépendant soit un «team player», libre de tout conflit d’intérêts, ayant le courage d’intervenir en contrepoint voire de s’opposer; qu’il soit disponible pour exercer son mandat et n’en fasse pas une profession pour vivre de ses jetons de présence, perdant de ce fait sa liberté et son indépendance. La question de la rémunération de l’administrateur indépendant est d’ailleurs un point central. «Il est anormal que l’administrateur indépendant ne soit pas rémunéré au moins comme le serait un consultant extérieur qui vient apporter son expertise dans les travaux du CA (juristes, conseil en stratégie, etc.)», insiste Marc Lamy.
Pour lui, «rejoindre un CA où la «rémunération» se limite à l’honneur d’être administrateur en plus d’un bon déjeuner après chaque CA est une démonstration évidente que le rôle et la contribution des administrateurs n’est ni valorisée ni prise au sérieux. Certes, le coût peut varier en fonction du nombre de réunions et de comités car la contribution de chacun n’est pas forcément la même selon que l’on est simplement administrateur ou que l’on préside un CA ou un comité spécialisé important. Le coût variera donc en fonction de la contribution de chaque administrateur et de son nombre de présences».
La dualité entre administrateurs indépendants étrangers et locaux n’a de sens que si l’on revient à l’apport attendu. Si une entreprise désire s’engager dans une expansion internationale il est indiqué d’avoir dans son conseil des administrateurs ayant conduit de telles opérations, ou issus des régions visées. Nous pouvons le voir également au sein du Conseil d’Administration de BMCE Bank of Africa disposant de 4 administrateurs indépendants que sont François Henrot, Brian Mck Henderson, Philippe De Fontaine Vive et Christian de Boissieu ou encore dans le CA de la Bourse de Casablanca, Pierre Fleuriot qui est aussi administrateur référent chez Renault, avec l’attente d’un autre indépendant en cours de nomination. C’est aussi le cas, selon des sources parisiennes, d’un grand holding de la place qui serait en train de négocier l’intégration au sein de son CA de Jean Peyrelevade, ex-patron du Crédit Lyonnais, et Daniel Bouton, ancien président de la Société Générale.