Golfe, la nouvelle donne
Le Maroc se trouve embourbé dans une véritable guerre froide avec ses alliés du Golfe. Entre relations interpersonnelles et ambitions des uns et des autres, le pays doit faire ses choix et redéfinir sa stratégie dans une région qui a tout l’air d’une poudrière…
C’est sûrement l’une des crises diplomatiques les plus graves à laquelle se confronte le Maroc depuis quelques mois. Si les prémices d’un raidissement des relations du Maroc avec ses alliés du CCG (Arabie Saoudite et Émirats Arabes Unis), notamment à travers le fameux binôme Mohamed Ben Salmane Al Saoud (MBS) et Mohamed Ben Zayed Al Nahyane (MBZ), se font ressentir depuis quelques années, il n’en demeure pas moins que la détérioration de la situation actuelle a pris tout le monde de court. Il a fallu en effet une dépêche publiée par l’agence américaine Associated Press (AP), principale source d’information de la presse US et de 12.000 autres médias dans le monde, pour que tout s’emballe. Daté du 7 février à partir de Rabat, le papier d’AP annonce que «des responsables gouvernementaux ont déclaré que le Maroc avait cessé de prendre part aux actions militaires de la coalition saoudienne dans la guerre au Yémen et qu’il avait rappelé son ambassadeur en Arabie saoudite».
La crise au grand jour
Une bombe qui va faire le tour du monde en quelques heures et donner des sueurs froides à la diplomatie marocaine. Celle-ci va tenter par tous les moyens de trouver l’origine de la fuite. Le lendemain, à 8h05, le très officiel site d’information Le360 s’engouffre dans la brèche en publiant la confirmation de l’Ambassadeur en question, Mustapha Mansouri, qui affirme avoir été «rappelé pour consultation» pour cause d’une émission diffusée par la chaîne Al Arabiya une semaine plus tôt. Le vieux routard de la politique, plusieurs fois ministre, parlementaire, président de région, président de groupe et même président de parti, rompu aux langages codés, tempère par ailleurs: «Entre les pays, il est normal que des divergences ou des différends éclatent de temps en temps. Je suis sûr qu’il ne s’agit que d’une crise passagère et que les relations entre nos deux pays retrouveront leur cours normal». Une déclaration lourde de conséquences intervenant à un moment où le ministre de tutelle Nasser Bourita avait quasiment disparu de la scène, mais donnant un cachet officiel à la crise. Par la suite, d’autres fuites d’informations dans la presse laissent entendre que Mohamed Ait Ouali, Ambassadeur du Maroc aux Emirats, a aussi suivi le même protocole que son confrère au pays des Al Saoud. Diplomate de métier, Ait Ouali restera muré dans le silence malgré nos nombreuses sollicitations aussi bien par téléphone que par messages. Un silence qui accompagnera le retour des deux ambassadeurs après une douzaine de jours passés au Maroc, officiellement «pour approfondir les discussions», selon Nasser Bourita, invité à s’exprimer sur la situation lors de la conférence de presse commune avec son homologue espagnol Josep Borrell, le 14 février, en marge de la visite du roi d’Espagne au Maroc. Ces déclarations tardives et brouillonnes n’y changeront rien. Tout le monde l’aura compris (c’était peut-être le but?) : il y avait un changement de paradigme dans les relations du Maroc avec cette partie du monde historiquement alliée du royaume.
D’ailleurs, pour l’ancien Ministre des Affaires Etrangères et de la Coopération Mohammed Benaissa, «il est aujourd’hui irresponsable pour quiconque de parler des relations entre le Maroc et les pays du Golfe», nous confie celui qui a connu l’âge d’or des relations maroco-saoudiennes, en s’excusant de ne pouvoir donner plus d’éclairages.
Changements générationnels
Il faut, en effet, revenir un peu plus loin dans le passé des relations entre le Maroc et les monarchies pétrolières du Golfe pour y voir plus clair. Il s’agit entre autres du moment de la nomination du nouveau prince héritier de l’Arabie Saoudite, Mohamed Ben Salman, et plus largement du mouvement en cours de changement générationnel dans les diverses monarchies de la péninsule arabique, notamment aux Emirats et au Qatar. «Le Maroc fait face aujourd’hui à une nouvelle génération de décideurs héritiers des fondateurs des monarchies du Golfe qui imposent leur style et leur personnalité. On commence à s’éloigner des pratiques personnelles et du discours basé sur une rhétorique de ‘solidarité fraternelle’ qui a marqué les anciens dirigeants, notamment durant l’âge d’or du roi Fahd, vers un plus grand pragmatisme», analyse un diplomate de nationalité saoudienne vivant depuis plusieurs années au Maroc. En fait, ce sont les mêmes jeunes princes dont les vidéos circulaient sur Internet les montrant faisant des courses automobiles, des rodéos ou des raids dans le désert à bord de bolides aussi chers que pimpants ou encore pratiquant de la parapente, du saut à l’élastique et autres sports extrêmes, qui ont accédé au pouvoir… Une génération non seulement pragmatique mais aussi «casse-cou» avec une grande appétence pour la prise de risque qui commence à marquer la diplomatie et les relations économiques des pays du CCG. Pour mieux comprendre la situation, Mohamed Nabil Mouline, chercheur en histoire contemporaine des monarchies musulmanes au CNRS à Paris, avance plusieurs paramètres à prendre en considération. Pour lui, il y a un facteur d’ordre interne, de légitimité symbolique de cette nouvelle génération qui fait face à de vrais enjeux de survie et de succession que ce soit en Arabie Saoudite, aux Emirats ou au Qatar. «Il faut qu’ils marquent les esprits, qu’ils prouvent aux autres branches familiales qu’ils existent et qu’ils font exister leurs pays. C’est ce qui explique en partie les coups d’éclat et les projets grandioses qu’ils annoncent ou entreprennent». L’autre élément a trait à la donne régionale interne aux pays du Golfe. Pour notre chercheur, il y a également un enjeu de survie de certaines monarchies, notamment les Emirats et le Qatar, qui doivent s’affirmer sur la scène internationale pour échapper à l’emprise régionale de l’Arabie Saoudite et de l’Iran. «Cette ambition de s’ériger en puissance régionale face aux voisins peut expliquer par exemple la tentative de putsch au Sultanat d’Oman où les Emirats étaient pointés du doigt ou encore la velléité de vassalisation d’autres États qui demandaient des contreparties politiques, militaires, etc. aux aides budgétaires qui sont octroyées», analyse ainsi Mouline. Et le Maroc, bien que loin de la région, n’est pas loin de ces tentatives de déstabilisation, analysent ainsi plusieurs de nos contacts. Une campagne de dénigrement du royaume sur les réseaux sociaux du Golfe est d’ailleurs en cours à l’heure où nous mettons sous presse en utilisant notamment des bots, c’est du moins ce qu’a confirmé pour Economie Entreprises une source sur place. La tension est encore montée d’un écran lorsqu’un passage du discours royal, lu par El Othmani à l’occasion de la participation marocaine au premier Sommet arabo-européen, a été tronqué par les différentes agences de presse qui ont couvert l’événement. Un «oubli» volontaire à en croire le journaliste égyptien Moataz Matar, qui évoque des pressions saoudiennes.
Des signaux mal interprétés
Mais l’événement le plus médiatisé reste sans doute celui lié au refus de l’Arabie Saoudite de voter en faveur du Maroc pour accueillir la Coupe du monde 2026. Considéré comme acquis, les Marocains n’ont pas pris au sérieux les nombreuses mises en garde successives du responsable du dossier à l’époque, Turki Al Ashikh, qui affirmait que le vote en faveur du Maroc n’était pas automatique. «On croyait qu’un simple coup de téléphone en haut lieu pouvait faire pencher la balance du côté marocain alors que les Saoudiens n’ont cessé de dire que leur pays allait suivre ses intérêts et qu’il fallait les convaincre en venant à Ryad, chose qui ne sera pas faite à haut niveau côté marocain, contrairement aux Américains qui ont su flatter les égos», estime Mouline. Résultat: encore une fois, les Marocains vont le prendre personnellement et l’appel à l’Emir du Qatar ayant suivi le résultat du vote ainsi que la campagne de dénigrement qui va être orchestrée contre l’Arabie Saoudite dans la presse nationale se solderont par des tensions politiques symbolisées par l’annulation de la visite annuelle du Roi Salmane à Tanger, où il avait l’habitude de se rendre en villégiature injectant jusqu’à 100 millions de dollars dans l’économie locale pour le seul mois d’août. Un autre «coup» viendra plus tard sous forme d’un reportage télévisé sur l’affaire du Sahara, suite à une sortie du ministre des affaires étrangères Nasser Bourita sur les ondes de la chaîne qatarie, Al Jazira, où il a annoncé entre autres la baisse du niveau de soutien à l’opération émirato-saoudienne au Yémen et la volonté marocaine d’institutionnaliser ses relations avec les pays du Golfe via le CCG. Elle vient aussi après la tournée nord-africaine du prince héritier saoudien alors qu’il se dirigeait vers le sommet du G20 en Argentine, en pleine crise liée à l’assassinat (largement médiatisé) du journaliste Jamal Khashoggi. Cherchant à montrer qu’il n’était pas persona non grata dans le monde arabe, MBS finira par bouder sa halte marocaine après avoir fait escale à Tunis, Nouakchott et même Alger où le régime n’est pourtant pas très proche de celui des Al Saoud. Raison de l’annulation ? Officiellement, pour cause de calendrier royal. Mais il deviendra de notoriété publique, par la suite, que le prince héritier saoudien n’était pas satisfait du niveau de représentation qui lui a été proposé lors de sa visite, exigeant de rencontrer le roi Mohammed VI, ce qu’il n’obtiendra pas.
Relations interpersonnelles
«La diplomatie marocaine a beaucoup compté sur les relations interpersonnelles des souverains marocains avec les monarchies du Golfe, sans pour autant renforcer les relations avec les strates inférieures des États et de la diplomatie. Si durant la période du roi Fahd, cette situation permettait au pays de compter sur un maillage très étroit de relations avec le carré d’As qui dominait le pays, à la mort du monarque en 2005, ses relations se sont de plus en plus distendues jusqu’à devenir conflictuelles. Surtout depuis la prise de pouvoir de la génération post-fondateurs qui cherche à s’affirmer», glisse un ancien ambassadeur marocain ayant occupé des postes importants, notamment en Europe, à Washington et aux Nations Unies. Du fait de la dépendance des relations interpersonnelles, il suffit donc d’une brouille avec l’un des princes actuels pour que ça dégénère en crise d’égo… et donc en crise diplomatique. Ce qui va souvent se passer durant ces dernières années. Que ce soit lors de la purge qui a été réalisée au lendemain de la nomination de MBS comme prince héritier, où l’on a sollicité le Maroc pour jouer un rôle de médiateur pour libérer le Prince Walid Ibnou Talal, cousin du Roi Mohammed VI, ou encore lors du rapprochement du Maroc avec le prince du Qatar lors de ses visites privées à Tanger, ou encore suite à des erreurs protocolaires… Ce qui fait dire à notre ancien ambassadeur toujours en fonction dans l’administration centrale que «derrière ces couacs se trouve d’une part une mauvaise lecture et interprétation de ce qui se passe dans le Golfe de la part de la diplomatie marocaine et d’autre part, le fait qu’il n’y ait pas de doctrine ni de stratégie diplomatique du Maroc vis-à-vis du reste du monde, notamment de ses alliés du Golfe, comptant plus sur les relations à haut niveau que sur une vraie diplomatie proactive…»
Pris de court
Selon nos sources, la crise actuelle est liée au fait que le Maroc n’était pas préparé aux changements en cours dans les monarchies du Golfe, notamment le fait qu’on demande au Maroc une vraie soumission à la stratégie de ces pays. «Le Maroc se considère comme un Etat multiséculaire avec un ancrage historique et culturel très fort, il a plus considéré les pays du Golfe comme un carnet de chèques. Avec les changements générationnels actuels, cela est en train de changer et une contrepartie est demandée», décrypte ainsi notre diplomate saoudien. Car aussi moderne et pragmatique que puisse être l’approche de MBZ, il n’en demeure pas moins un «farouche tribal», tient à préciser une source proche du dossier. Cette façon de voir les choses trouve son fondement dans la nature des relations entre les tribus émiraties. «Une fois qu’on te vient en aide, les liens se tissent à la vie à la mort», précise notre source. Il est vrai que Rabat a souvent rendu des services sécuritaires et politiques durant des moments de crise dans les pays du Golfe, n’hésitant pas, à plusieurs reprises, à mobiliser son armée, ses services de sécurité ou bien ses leviers diplomatiques en Europe, voire à rompre des relations diplomatiques. En contrepartie, le Maroc a reçu des soutiens budgétaires et politiques non négligeables, notamment sur la question du Sahara. À en croire par exemple le site du fonds souverain d’Abu Dhabi, Rabat aurait reçu depuis 1976 plus de 9 milliards de dirhams émiratis, soit l’équivalent de 23 milliards de dirhams, dont plus de la moitié sous forme de dons et 40% de prêts concessionnels à taux préférentiels. Rien que durant la dernière décennie, on peut ainsi trouver le fonds dans la cagnotte du projet de TGV à hauteur de 140 millions de dollars et 100 millions de dollars pour le plan solaire marocain. Il a également contribué à la construction de la faculté de médecine et de pharmacie de Tanger à hauteur de 32 millions de dollars, de l’Université Mohammed VI des Sciences de la Santé à hauteur de 65 millions de dollars et dans le déplacement du port de Casablanca pour 79 millions de dollars, etc. Tanger-Med a aussi profité du fonds pour l’immense somme de 2,8 milliards de dirhams tout comme le programme «villes sans bidonvilles» ou le soutien à la reconstruction d’Al Hoceima suite au tremblement de terre de 2004.
Dons et contre-dons
Plus largement, les Émirats Arabes Unis ont octroyé à plusieurs reprises des dons de plusieurs centaines de millions de dollars pour soutenir le Maroc lors de crises budgétaires comme celle des chocs exogènes en lien avec l’augmentation du prix des hydrocarbures et réalisé de nombreux investissements. Sans compter que ce sont encore eux qui ont sauvé le Maroc lorsque Vivendi souhaitait brader ses actions Maroc Telecom en 2014. Le groupe émirati Etisalat avait alors consenti plus de 45 milliards de dirhams pour racheter les parts du Français. Ajouter à cela des présents et cadeaux en faveur de la monarchie, notamment des avions, des biens immobiliers, des œuvres sociales à profusion, comme des centres hospitaliers ou de spécialités en lien avec des Fondations royales… Tout comme l’Arabie Saoudite d’ailleurs, même si c’est dans une moindre mesure. La légende urbaine voudrait même que des cargaisons de pétrole et des appointements de fonctionnaires aient été payées durant les années du Plan d’Ajustement structurel dans les années 80 et 90, tout comme l’achat de matériel militaire, en plus de nombreux dons aussi bien pour le soutien des projets publics ou des échanges de cadeaux en haut lieu. Si jusqu’au moment où nous mettions sous presse, nous attendions la réponse chiffrée du ministère des finances, la directrice du Trésor et des Finances Extérieurs au sein du ministère Faouzia Zaâboul minimise ces apports pour ces dernières années: «En dehors des dons octroyés dans le cadre de l’accord des 5 milliards de dollars signé avec le CCG en 2012, les appuis budgétaires ne sont pas significatifs». Ces fonds n’ont d’ailleurs pas tous été reçus par le Maroc puisque selon le dernier rapport du ministère des finances concernant les Comptes spéciaux du Trésor, seuls 33,25 milliards de dirhams ont été versés à fin 2017 sur les 50 prévus. Et selon le dernier rapport de la Trésorerie Générale du Royaume ce Fonds spécial a été alimenté de seulement 2,7 milliards de dirhams supplémentaires à fin décembre 2018 alors que la Loi de Finances tablait sur 7 milliards… Ce qui peut expliquer le raidissement du Maroc, notamment envers l’Arabie Saoudite.
D’autant que la générosité marocaine n’est pas en reste puisque les princes et rois de la région ont souvent bénéficié de cadeaux sous forme de biens immobiliers, fonciers, agricoles ou encore des œuvres d’art. Des investissements ont par ailleurs été facilités dans le cadre de la volonté de développer les relations économiques avec les pays de la région. La privatisation de la Samir en est un exemple tout comme les investissements dans le cadre du plan solaire marocain, le positionnement de compagnies émiraties dans les secteurs de l’électricité, des télécoms, de l’hôtellerie et de l’immobilier… Plusieurs fonds d’investissement mixtes ont d’ailleurs fait florès dans les années 70-80 comme Le Consortium Maroco-Koweïtien de Développement (CMKD) devenu Al Ajial, Asma-invest (société maroco-saoudienne d’investissement de développement), ou la Somed (Société Maroc Emirats Arabes Unis de Développement). Des structures qui pour la plupart ont été reprises au fil du temps par du capital privé marocain ou des institutionnels nationaux.
Nouvelle approche
«La nouvelle génération de leaders de la péninsule arabique considère, dans son approche utilitariste, que le Maroc a dilapidé les ressources gracieusement offertes sans apporter grand-chose en retour. MBS et MBZ estiment que dans ces conditions, pour que le Maroc puisse continuer à bénéficier de dons et d’IDE, il faut qu’il soit complètement inféodé à leur vision et leurs ambitions dans la région. Il n’a pas son mot à dire», estime notre diplomate saoudien. Pourtant Mohamed Ben Zayed est un grand connaisseur du Maroc, ayant passé plusieurs années auprès de la famille royale et a même poursuivi une partie de ses études ici, ce qui rend la volte-face du puissant émir de Abu Dhabi d’autant plus incompréhensible.
Une position de plus en plus intenable pour le Maroc dont le roi n’avait pas hésité à déclarer, lors d’un sommet arabe à Ryad (un des rares où il s’est rendu) : «Nous respectons la souveraineté des Etats et respectons leurs choix et leurs orientations[…]. Nous ne sommes pas ici pour demander, les uns aux autres, des comptes sur nos choix politiques et économiques. Il y a cependant de nouvelles alliances qui risquent de conduire à des divisions et à une redistribution des cartes dans la région. Ce sont, en réalité, des tentatives visant à susciter la discorde et à créer un nouveau désordre n’épargnant aucun pays, avec des retombées dangereuses sur la région, voire sur l’état du monde.» Avant d’ajouter plus loin, « Pour sa part, tout en restant attaché à la préservation de ses relations stratégiques, le Maroc n’en cherche pas moins, ces derniers mois, à diversifier ses partenariats, tant au niveau géopolitique qu’au plan économique. […] Le Maroc est libre dans ses décisions et ses choix et n’est la chasse gardée d’aucun pays. Il restera fidèle à ses engagements à l’égard de ses partenaires, qui ne devraient y voir aucune atteinte à leurs intérêts […]» Un message clair qui n’aurait pas été du goût de tout le monde mais qui donne une autre dimension à la tournure que prennent les événements actuels. Certains vont même jusqu’à affirmer qu’alors que le Maroc cherchait une vraie complémentarité sur la base de ses atouts, notamment en Afrique, surtout qu’en termes de stabilité et de réformes, ce sommet du CCG était le point d’inflexion où allaient être signifiées au Maroc les profondes divergences de vues avec ses alliés du Golfe.
Agendas américains
De fait, la situation n’a cessé de se détériorer depuis. Non seulement avec la montée de MBS au pouvoir, mais aussi avec le changement du locataire de la maison blanche. «Depuis 2015, et la baisse des prix des hydrocarbures, les pays de la région ont des difficultés économiques importantes et leurs marges budgétaires ne sont pas aussi larges qu’auparavant. Ils doivent rationaliser leurs dépenses et le fait d’instaurer une TVA ou augmenter les prix des hydrocarbures et de l’électricité en Arabie Saoudite est à cet égard assez symptomatique. Tout comme d’ailleurs la «saoudisation» des emplois lancée il y a moins d’un an et qui a touché des cadres étrangers, notamment marocains», affirme notre diplomate saoudien. Avant d’ajouter: «La doctrine est de rationaliser aussi bien les investissements que les dons pour pouvoir dégager des ressources pour les besoins des populations et pour investir localement afin de pouvoir se détacher à terme de la dépendance à la manne pétrolière». Exit donc la solidarité, exit l’image de «grand seigneur» des Mille et une nuits, distribuant les dons à droite et à gauche au fil des sollicitations. Place au pragmatisme qui pourrait presque porter des slogans aux allures américaines comme «Saudia first» ou «Make Emirates Great again». Un discours nationaliste et populiste qui sied à la jeunesse avide de reconnaissance et qui va s’affirmer voire se conforter avec la montée de l’administration Trump. Celle-ci va d’emblée reconsidérer son découpage géopolitique de la région instauré durant le mandat d’Obama repositionnant l’Afrique du Nord dans la région MENA. Le poids stratégique des pays maghrébins s’en retrouve automatiquement diminué.
Souveraineté vs vassalité
Par ailleurs en proposant le «Deal du siècle» aux monarchies du Golfe, le Président Trump a encore plus marginalisé la position du Maghreb en focalisant toute son attention d’une part sur Israël et d’autre part sur les Monarchies du Golfe contre l’Iran. Ce «deal» est décrit en 2017 par le président américain comme étant « l’ultime » solution au conflit israélo-palestinien selon la modalité de «deux Etats, deux peuples». Il propose la création d’un Etat palestinien déterritorialisé, sans souveraineté, sans armée et sans droit de retour des réfugiés, avec la mobilisation d’une partie du désert égyptien du Sinaï pour la construction de la capitale de cet État, Jérusalem étant celle d’Israël. Un plan adoubé par les jeunes princes du Golfe, mais refusé par beaucoup de dirigeants arabes, notamment le Maroc et la Jordanie, alliés traditionnels des pays du CCG. La position du Maroc et de la Jordanie a aussi été circonspecte vis-à-vis de la création d’un «OTAN arabe» voulu par la nouvelle alliance USA/Arabie Saoudite/Emirats contre l’Iran et ses alliés dans la région. Ce nouveau dispositif sous encadrement et armement américains voudrait coaliser les forces armées des alliés des monarchies du Golfe. En annonçant publiquement son retrait de la Coalition en guerre au Yemen, et en baissant le niveau de représentation dans les grands sommets traitant de ces questions, tout en affirmant sa neutralité dans le blocus du Qatar, le Maroc se trouve de fait en porte-à-faux non seulement avec les monarchies du Golfe mais aussi avec la politique américaine dans la région. «La position marocaine a été ressentie comme une trahison par MBS et MBZ qui avaient promis un alignement du monde arabe sur leur position», décrypte notre diplomate saoudien. Pour lui, «les pressions américaines sur le dossier du Sahara peuvent être lues dans cette perspective.» Les retards répétés d’une visite «privée» du gendre et conseiller du président Trump, Jared Kuchner, au Maroc viendraient aussi du refus «d’obtempérer» du Maroc contrairement aux positions des monarchies du Golfe acquises aux positions de l’actuelle administration américaine.
En misant sur la protection américaine et russe, les Etats du Golfe «rationalisent» ainsi leurs engagements financiers tout en demandant une entière soumission de leurs alliés arabes. Par ailleurs, selon Nabil Mouline, «au vu des enjeux régionaux et du tarissement de la manne financière, les pays du CCG se concentrent de plus en plus sur les pays limitrophes pour en faire une première ligne de protection. Il s’agit donc d’orienter leurs efforts budgétaires en Egypte, au Soudan, au Pakistan et dans une moindre mesure en Jordanie…».
Nouveau logiciel des IDE
Pareil pour les IDE. Ceux-ci se sont fortement contractés depuis 2015 selon les chiffres de l’Office des changes alors que d’importants projets touristiques, notamment via le Fonds Wessal doté de 3,4 milliards de dollars américains, dont les projets à Casablanca et Rabat ont été annoncés en 2014 (voir graphes). Par ailleurs, selon un reporter marocain basé dans la région, «si dans les années 80-90, les investissements se faisaient au gré des humeurs des princes et d’une manière plus ou moins anarchique, aujourd’hui les fonds d’investissement et souverains sont confiés à des profils hyper pointus, formés dans les meilleures écoles mondiales, souvent débauchés de Paris, Londres ou New York et qui sont astreints à des niveaux de rentabilité élevés. Ce ne sont plus tellement les amitiés ou affinités personnelles qui déterminent les investissements mais bien les tracks-records et les plus-values réalisées. Et comme les opportunités d’investissements au Maroc sont assez limitées, les traders regardent plus du côté des Bourses internationales ou des opportunités d’affaires en Europe, en Russie ou aux USA». Les pays du Golfe, notamment l’Arabie Saoudite, sont ainsi devenus parmi les premiers investisseurs dans la Silicon Valley, les GAFA et les applications mobiles comme Twitter ou Uber. Et même si les Émirats se sont au fil des années positionnés sur l’immobilier et l’hôtellerie de luxe, notamment à Londres, tout comme dans les industries automobiles, la banque, etc., leur stock d’IDE au Maroc reste massif (125 milliards de dirhams), ce qui a permis au pays de se hisser à la deuxième place après la France, contrairement à l’Arabie Saoudite qui n’est que 6e sur ce même classement avec 20 milliards de dirhams. Une situation qui se reflète aussi sur les échanges commerciaux qui restent infimes. Pire, en termes économiques, l’ensemble des pays du CCG voient leur poids diminuer, notamment en ce qui concerne les nouveaux IDE captés et les échanges commerciaux. Par contre la force de travail marocaine sur place ne cesse de faire augmenter ses transferts (voir graphes).
Nouveau paradigme ?
Ce qui fait dire à notre diplomate saoudien que les relations économiques entre le Maroc et les pays du Golfe, notamment l’Arabie Saoudite, sont «insignifiantes par rapport au potentiel». C’est d’ailleurs ce qui fait perdre le Maroc «en capacité d’influence dans la région puisque les relations sont déséquilibrées et réversibles». Et d’ajouter: «Le Maroc a perdu plusieurs années où il aurait pu construire une stratégie économique spécifique à cette région mais il ne l’a pas fait. Beaucoup de compagnies dans la région peuvent injecter des financements et apporter un sérieux savoir-faire que ce soit dans le domaine du transport et de la logistique aérienne et maritime, des énergies et des hydrocarbures, des industries lourdes et agroalimentaires, etc. mais les investisseurs de la région perçoivent le marché marocain comme étant fermé à leurs entreprises. Une perception qui fait aussi partie de la crise actuelle…». Rappelons ici que la société Aramco avait proposé un deal pour reprendre la Samir, mais se fera éconduire de manière cavalière. On n’allait pas, selon la logique marocaine, régler un problème causé par un Saoudien en le remettant entre les mains d’un autre Saoudien. Même si la comparaison entre les deux groupes s’arrête là. Un changement de paradigme est donc plus que nécessaire et s’impose au Maroc qui au-delà de faire jouer les rivalités dans la région, notamment entre les Emirats et le Qatar qui reste un partenaire mineur, devrait lui aussi adopter une approche pragmatique et stratégique. Et à la question de savoir si «le Maroc peut se passer des pays du Golfe?» devrait s’ajouter une autre qui serait «comment normaliser et institutionnaliser nos relations selon une vision à long terme?». Car la génération actuelle des dirigeants du Golfe est bien là pour rester…