Com’ financière quand la bourse se tait
Le marché financier est un marché d’anticipation où l’image de l’entreprise et de son titre joue un rôle déterminant dans son parcours. Mais ce qui constitue une règle un peu partout dans le monde ne l’est pas chez nous. La communication financière des sociétés cotées à la Bourse de Casablanca se limite pour la plupart au minimum réglementaire. Pour EE, deux spécialistes reviennent sur ce déficit abyssal de communication qui explique certains maux de notre place financière.
Les débatteurs
Hind Filali (H.F): Directrice générale de Orphéon Finance, agence spécialisée dans la communication financière et les relations investisseurs, elle était directrice analyse et stratégie d’investissement au sein de RMA Capital, directrice d’analyse et recherche au sein Attijariwafa bank et analyste financier spécialisée en RSE au sein du CM-CIC à Paris.
Rachid Outariatte (R.O): Directeur général de CDG Capital Bourse, il est également président de l’Association professionnelle des sociétés de Bourse (APSB), il était entre autres directeur de la banque privée de la Société générale. Diplômé de l’ISCAE, il a obtenu un International Executive MBA de l’Ecole nationale des ponts et chaussées.
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Que pensez-vous de la situation de la communication financière au Maroc ?
Hind Filali: Il faut d’abord soulever que le cadre réglementaire régissant la communication des entreprises qui font appel public à l’épargne est en train d’évoluer. Une circulaire de l’Autorité marocaine du marché des capitaux (AMMC), élaborée en concertation avec les différentes professions concernées, n’attend que son entrée en vigueur pour que notre communication financière soit au niveau des best practices internationales. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui étant donné que l’actuel texte exige le minimum syndical. Il y a certes des recommandations de l’AMMC qui poussent les émetteurs à aller au-delà de ce qui est réglementaire, mais pour les sociétés qui ne font pas cet effort, la communication financière laisse à désirer et ne répond pas aux attentes des investisseurs et des acteurs du marché. Globalement, on remarque qu’il y a une prise de conscience qui commence à se faire sentir au niveau des émetteurs. On commence à voir des entreprises qui sortent régulièrement pour faire des présentations de résultats, qui essayent de faire un effort en termes de qualité… Mais il reste encore un long chemin à faire.
Rachid Outariatte: Le constat est partagé. Telle qu’elle existe, la communication financière répond plus à des contraintes réglementaires alors que les attentes du marché, des investisseurs et des analystes sont largement supérieures à ce strict minimum. Je voudrais ici faire une distinction entre les PME et les grandes entreprises. Les exemptions en termes de communication les concernant ne doivent pas être les mêmes vu que les moyens et les contraintes des uns et des autres ne sont pas les mêmes non plus. Il y a des sociétés qui font des efforts, qui sont quasiment aux normes internationales (de grosses capitalisations pour la plupart) et qui sont très régulières en termes de communication. Mais il y en a d’autres qui ne font pas l’effort de présenter les résultats aux analystes. Ce qui, pour une grande entreprise, est assez aberrant. En tout cas, on a du mal à comprendre cette situation. De l’autre côté, on trouve des PME qui répondent à minima aux impératifs d’information réglementaire pour différentes raisons.
Quelles sont ces raisons?
R.O: Quand on les côtoie et discute avec elles, on s’aperçoit qu’il y a d’autres facteurs qui font qu’elles ne sont pas forcément dans la communication à outrance, notamment à cause de l’exposition vis-à-vis de la concurrence et des moyens qu’elles peuvent engager. Car, faut-il le rappeler, pour communiquer il faut avoir beaucoup de moyens. Et pour le faire dans des délais très courts, il faut avoir en amont une structure rationnelle et très développée. Ce qui nécessite également des moyens en termes d’accompagnement et d’expertise. On a vu des sociétés qui veulent communiquer pour donner de l’information importante –c’est une exigence de l’AMMC– mais qui communiquent mal. Le message qui passe n’est pas forcément le bon et l’émetteur ne comprend pas la réaction du marché. Cela n’empêche qu’il y a des capitalisations moyennes qui font des efforts dans ce sens. Il faut leur rendre hommage et les encourager à faire plus et surtout à garder ce rythme de communication.
Est-ce que cela donne des fruits?
R.O: Peut-être pas les fruits escomptés par l’émetteur lui-même vu l’investissement très important qu’il fait. Car il faut savoir que quand un émetteur organise une présentation aux analystes, une visite sur site ou un road-show, il est mobilisé non seulement pendant l’évènement mais également durant la période qui le précède et celle qui le suit. C’est lourd et cela se fait forcément aux dépens de l’activité principale. Ce qui est important c’est la régularité de la communication. Il faut maintenir le cap et ne pas baisser les bras. C’est une image qu’on donne au marché par rapport à la structure, une image de transparence, de qualité d’information et je pense que les investisseurs sont très regardants et très à cheval sur ces éléments de communication. Donc, quand ils voient des sociétés qui communiquent constamment –même les moyennes et les petites capitalisations–, à un moment donné ça rentre dans les périmètres d’investissement et ça peut donner des fruits.
Vous avez évoqué une circulaire de l’AMMC qui entrera bientôt en vigueur. Quelles en sont les grandes lignes ?
R.O: L’un des principaux faits marquants, en termes d’information, est qu’on va passer aux publications trimestrielles au lieu des publications semestrielles. Il ne s’agira pas des mêmes informations, mais les sociétés devront communiquer quelques indicateurs d’activité 45 jours après chaque trimestre. Le deuxième point concerne les résultats annuels qui vont être beaucoup plus exhaustifs que ce qu’on a aujourd’hui.
H.F: Actuellement, la publication d’un rapport annuel n’est pas obligatoire. Avec cette circulaire de l’AMMC, elle le deviendra. Pour sa part, la publication trimestrielle est très importante dans la mesure où elle réduit la marge de manœuvre dont disposent la presse, les analystes et les investisseurs dans l’interprétation et les anticipations et met un rempart face aux rumeurs. Ça va permettre aux analystes d’établir leurs prévisions et leurs recommandations sur des éléments concrets. Ces deux éléments apporteront plus de visibilité aux comptes des entreprises.
Le fait que des entreprises ne publient que des résultats financiers, que des chiffres, est quelque chose de très frustrant pour les intervenants du marché puisque les chiffres en eux-mêmes seuls ne veulent strictement rien dire. Sans commentaire du management, sans un communiqué de presse bien rédigé et développé, aucun acteur du marché ne peut réellement interpréter ces données et même s’il tente de le faire, sa marge d’erreur sera très importante. Ces obligations, quand elles entreront en vigueur, vont donc apporter une réelle valeur ajoutée qui est indispensable pour le marché financier marocain.
Comment expliquez-vous le fait que de grandes capitalisations se montrent réticentes à communiquer ou se contentent du minimum syndical ?
R.O: Sincèrement, j’ai du mal à comprendre parce qu’à partir du moment qu’on accepte de jouer le jeu de la transparence et qu’on rentre dans un marché, c’est un choix stratégique pour l’entreprise qui présente beaucoup d’avantages. Il ne s’agit pas d’énumérer les avantages d’une introduction en Bourse, d’une cotation, mais ça représente énormément d’avantages. Forcément, cela représente des coûts, mais il faut jouer le jeu.
Je trouve cela assez incompréhensible, en particulier, de la part des grosses capitalisations et des gros émetteurs. Quand on parle avec eux, il y en a qui disent que c’est de l’information stratégique qu’on ne peut pas communiquer étant donné que la concurrence n’est pas cotée. Ceci dit, ce cas de figure n’est pas à généraliser. Si l’on prend le secteur bancaire, la plupart des sociétés communiquent bien, voire très bien et régulièrement. Elles font des analyses semestrielles et annuelles et répondent aux questions des investisseurs. C’est peut-être parce que les banques sont toutes présentes en Bourse. S’agissant des entreprises dont la concurrence n’est pas présente au niveau de cette dernière, celles-ci communiquent sur des éléments nécessaires aux investisseurs pour que ceux-ci puissent l’évaluer correctement, mais pas plus que cela. Elles cachent surtout des «armes» ou des informations que la concurrence pourrait utiliser. C’est un critère qui entre en considération.