L’ADD dans la tourmente
Devant être la pièce maîtresse de la transformation numérique, l’ADD peine à faire son chemin. Pire, elle se trouve au centre d’une polémique sur fond de «pratiques peu transparentes».
Créée depuis un peu plus d’un an (décembre 2017) pour rattraper le retard pris par le Maroc en matière de transition numérique et digitalisation, et exécuter la stratégie étatique en matière de développement de l’économie numérique, de l’administration électronique, l’ADD accuse elle-même du retard. C’est du moins ce qu’ont exprimé des acteurs du numérique et des observateurs au lendemain de la tenue du conseil d’administration de l’agence le vendredi 18 janvier.
Lors de cette réunion présidée par le Chef du gouvernement, Saad Eddine El Othmani, 13 projets de conventions ont été présentés. Ces conventions qui portent sur des projets que l’agence devrait mener en collaboration avec plusieurs administrations, acteurs de la R&D et institutions (…) n’ont pas été appréciées par certains observateurs de ce grand chantier gouvernemental, notamment la chercheuse de l’Université Hassan II Aïn Chock de Casablanca, Aawatif Hayar. Celle-ci a poussé un coup de gueule sur les réseaux sociaux critiquant d’une manière acerbe la démarche de l’agence et ce qu’elle a qualifié de «pratiques bananières qui relèvent d’un autre temps». Que reproche donc cette chercheuse qui a conseillé la Wilaya de Casablanca sur le projet Casa Smart City à la direction de l’ADD ?
Y a-t-il anguille sous roche ?
Au lendemain dudit conseil, la chercheuse s’est interrogée sur les critères de sélection des projets sur lesquels portent les conventions. «Nous n’avons été informés d’aucun appel à projets», s’est-elle insurgée en fustigeant ce qu’elle a qualifié de «pratiques non transparentes basées sur le copinage».
Jointe par EE, cette ingénieure en systèmes et réseaux de télécommunications qui a passé plus de 20 ans dans la R&D dans les universités européennes, s’est également interrogée sur les critères de sélection des projets arguant que celle-ci n’émane pas d’une stratégie de développement digital et ne s’est pas faite sur la base d’une vision claire.
De sérieuses critiques qui n’ont pas laissé indifférente la directrice générale par intérim de l’ADD, Khouloud Abejja. N’hésitant pas à entrer dans la mêlée pour défendre son agence et sa capacité à mettre à plat sa stratégie, elle a affirmé dans un échange avec EE qu’«aucun projet n’a été écarté et il n’y a pas eu encore d’appels à projets».
Croyant savoir qu’il s’agit d’un malentendu et d’une mécompréhension, elle explique que «la première liste de conventions, qui ont été présentées lors du conseil d’administration et qui vont être finalisées dans les prochains jours, n’est pas exhaustive». D’autres conventions sont attendues, «aucune université n’a été écartée, c’est un projet national et toutes les régions seront concernées», a-t-elle confié à EE.
Stratégie peu cohérente ?
Sur un registre plus large qui critique la stratégie dans sa globalité, Hayar tient au fait que les 13 conventions portent bien sur des projets qui n’ont pas été sujets à un appel à projets. «C’est la procédure la plus démocratique et la plus transparente pour que les start-ups et les acteurs du digital puissent déposer leurs projets et que le meilleur gagne», a-t-elle tenu à soulever.
S’attaquant frontalement à la démarche entreprise par l’ADD, cette spécialiste des systèmes de communication écologiques, des réseaux intelligents, des villes intelligentes et des TIC au service du développement socioéconomique intelligent (…) estime que cette dernière devait présenter une stratégie cohérente avant de passer à la signature de conventions.
Quel est le plan digital qu’on propose pour le Maroc, quel est le schéma directeur numérique qu’on propose pour les villes et les territoires marocains ? Est-ce qu’on va aller vers la 5G, vers la fibre optique, le satellite? Autant d’interrogations formulées par Hayar.
C’est à l’aune d’un plan digital et d’un schéma directeur numérique qu’on peut par la suite sélectionner les projets pilotes sur lesquels on peut travailler. «Il n’y a pas de fil conducteur entre les conventions signées. Et s’il y en a un, qu’elle nous l’explique», a-t-elle dit faisant allusion à la DG par intérim.
L’ADD sur la défensive
Celle-ci martèle que «le choix des chantiers de l’ADD émane tout d’abord de la stratégie Maroc Digital et qu’ils ont été sélectionnés selon leur importance, leur impact sur le citoyen marocain et leur dimension».
Niant catégoriquement une discrimination à l’égard des start-up, Abejja insiste à rappeler que le développement d’un cadre incitatif dédié aux start-up fait partie intégrante des missions de l’ADD. Celle-ci «a veillé à adopter un règlement de marchés spécifiques qui facilite la contractualisation avec les start-ups», soutient-elle. Et d’annoncer qu’elle «lancera dans les prochaines semaines un appel à manifestation d’intérêt pour le référencement de prestataires, y compris des start-up». Ce qui est en soi, se félicite-t-elle, «une approche innovante au sein des établissements publics».
A la question «Pourquoi l’agence n’est-elle pas passée par des appels à projets ?», la jeune directrice donne l’exemple du chantier Intelligence Artificielle (IA) initié par plusieurs départements, dont l’Education nationale, l’Enseignement supérieur, la Recherche Scientifique, l’Industrie et l’Economie Numérique avec le Centre National de Recherche Scientifique et Technique et l’ADD en expliquant qu’«il est prévu de procéder à des appels à projets de recherche autour de l’intelligence artificielle».
Dans le même sillage, elle explique qu’à l’instar du chantier IA, l’ADD lancera des appels dès que cela sera requis pour d’autres sujets (smart factory, open innovation, …)».
Otage de la lenteur administrative
«Cette démarche, qui consiste à mettre du temps dans l’élaboration des décisions, vise à ne pas hypothéquer sa mise en œuvre faute de mobilisation des administrations», croit savoir un observateur en mettant en avant la lenteur de l’administration marocaine.
Selon cet observateur, le chef du gouvernement devrait prendre en main le dossier de la transformation numérique pour qu’il puisse aider l’agence à bouger. «Cette instance, devant promouvoir la numérisation et la digitalisation de l’administration, n’a même pas un site internet», s’est-il exclamé. Selon lui, le plus souvent, le caractère événementiel prend le dessus sur le contenu scientifique. C’est là où il rejoint Hayat en soulignant qu’il faut commencer à concrétiser le Plan numérique 2020, lancé en 2016 en plein blocage gouvernemental et ce qui en est suivi.
Selon cet acteur du numérique qui suit de près l’évolution de l’ADD depuis sa création, «l’acharnement contre cette agence n’a pas à avoir lieu, car elle fait partie d’un écosystème qui, à l’exception de la Douane et de la Direction générale des impôts et quelques autres départements publics, reste réticent au changement».