Flexibilisation l’inflation guette
Acculé par le FMI, le Maroc se retrouve à appliquer une mesure aux conséquences macroéconomiques incertaines. Décryptage.
«Consacrant davantage notre choix d’ouverture et dans le but de renforcer la résilience de notre économie aux chocs externes, nous avons décidé tout récemment d’entamer une transition graduelle vers un régime de change plus flexible, à même de consolider la compétitivité de notre économie». C’est en ces termes que s’est adressé le Roi Mohammed VI aux participants à la 40ème session du Conseil des gouverneurs des banques centrales et des instituts d’émission arabes, ouverte à Rabat le 22 septembre dernier. Présentée par Abdellatif Jouahri, le wali Bank Al-Maghrib, cette déclaration engage l’Etat à son plus haut niveau, dans ce qui semble être devenu inéluctable. Pourtant, quelques jours plus tard, ce même gouverneur de la banque centrale a annoncé le report de cette mesure d’au moins un semestre, en marge de la réunion trimestrielle du conseil de la Banque.
Report
Il est vrai qu’aucun calendrier officiel n’a été communiqué publiquement pour cette flexibilisation du régime de change, mais plusieurs annonces dans ce sens ont été faites essentiellement par Jouahri. Ce dernier avait déjà annoncé, en avril dernier, sur l’agence d’information économique Bloomberg, suite à un déplacement officiel à Washington (rencontre FMI et Banque mondiale), qu’un calendrier allait être mis en place avec l’assistance du FMI, incessamment. Effectivement, en juin 2016, l’échéance du premier semestre 2016 a été annoncée à Abou Dhabi, en marge d’une réunion du bureau permanent du Conseil des gouverneurs des banques centrales et des institutions monétaires arabes. Qu’est-ce qui justifie donc ce retard?
Selon les dires du gouverneur, contacté par EE, «j’ai déjà dit que nous voulions la retarder parce qu’il nous faut maitriser la communication vis-à-vis des opérateurs privés et publics et bien les préparer». «Je pense que le gouverneur veut bien préparer cette flexibilisation. C’est très sage», estime pour sa part Abdelmalek Benabdeljalil, directeur de BMCE Capital Markets. Même si, pour lui, «le Maroc va le faire, il y est obligé par ses engagements vis-à-vis des instances financières internationales. Mais il le fera à reculons parce qu’il n’est pas certain des impacts macro-économiques d’une telle mesure». «Plus on a de retards, mieux c’est. L’hésitation a du bon», affirme, quant à lui, Abdelouahed El Jai, professeur universitaire à Rabat, ancien directeur à la banque centrale et vice-président du Centre d’étude et de recherche Aziz Belal (Cerab).
Il faut aller vers davantage de flexibilité du régime de change afin que le dirham trouve en permanence son prix d’équilibre de marché
Le Maroc cède
Il est vrai que la flexibilisation du régime de change fait partie de la boite à outils préconisés par les institutions financières internationales (IFI) depuis plusieurs années. Une panoplie normalisée à tous les pays émergents ou en développement. Mais le Maroc, bien que tanné par ces IFI, a toujours résisté. Et, durant plusieurs années, cette mesure était systématiquement balayée d’unrevers de la main par les divers responsables de la décision macroéconomique et financière nationale. «Les IFI ont imposé la libéralisation du marché des biens et services, celui des capitaux à travers les nombreuses réformes depuis les années 1990, et tentent d’imposer la réforme du marché du travail qui a été partiellement libéralisé par la réforme du code du travail et une autre qui se prépare, et là elles font pression pour la libéralisation du dernier marché à être encore régulé depuis 1974, qui est celui du change», estime El Jai. Et d’ajouter: «Concrètement, je ne vois pas l’utilité d’une telle mesure de flexibilisation. En fait, il faut prouver qu’on est arrivé aux limites du modèle actuel. Ce que je ne pense pas, car de par notre structure des échanges et la taille de notre économie, un taux de change fixe est largement satisfaisant. Et avec notre panier de devises, nous sommes bien protégés des chocs externes». Une opinion partagée par Benabdeljalil: «En tant que professionnel, le change fixe est plus adapté au Maroc mais, à Washington, on estime qu’en cas de choc externe, notamment un baril à 130 ou 140 dollars, le pays ne pourra plus payer, d’où cette pression». Ainsi, le glissement du déficit budgétaire et l’assèchement des réserves de change entre 2011 et 2012, à cause de la flambée des prix des matières premières, ont poussé le Maroc à contracter la Ligne de Précaution et de liquidité auprès du FMI. L’octroi de la fameuse LPL était conditionné par une batterie de mesures dont la flexibilisation du régime de change. En l’acceptant le Maroc a emporté tout le package. «Refuser de remplir cette condition, affaiblirait la crédibilité du Maroc auprès des institutions financières internationales», explique Benabdeljalil.
Position doctrinale
Concrètement, les IFI veulent que le niveau des prix au Maroc soit en phase avec la réalité du marché. Une flexibilisation du régime de change impliquera une dévaluation automatique de la valeur du dirham (c’est-à-dire le prix de la monnaie nationale vis-à-vis des autres monnaies) engendrant l’inflation nécessaire pour amortir les chocs ou, en d’autres termes, ne plus importer si c’est trop cher. Cette posture théorique, qui est la base des mesures proposées par le FMI, suppose que les agents économiques du pays vont orienter leurs décisions économiques «rationnelles» selon les niveaux de l’offre et de la demande, et donc des prix dans chaque marché. «Il faut aller vers davantage de flexibilité du régime de change afin que le dirham trouve en permanence son prix d’équilibre de marché. Cela semble être d’autant plus nécessaire que le Maroc s’est principalement positionné sur des produits à relativement faible valeur ajoutée pour lesquels la compétitivité-prix sur les marchés tiers est déterminante et pour lesquels les compétiteurs étrangers ne se privent pas d’utiliser l’instrument de change», a ainsi justifié Marie-Françoise Marie-Nelly, directrice du département Maghreb et Malt à la Banque mondiale, dans une interview accordée à notre confrère La Vie éco, le 2 juin 2016. Or, dans la réalité économique du Maroc, le pays est foncièrement dépendant des importations, que ce soit de biens de consommation, d’équipement ou d’énergie. Dans ce sens, le pays importe en moyenne un milliard de dirhams par jour. Et, selon le Conseil national du commerce extérieur, 85% de ces importations sont dites incompressibles. C’est-à-dire que le pays ne peut s’en passer ou les substituer par d’autres produits locaux. Il s’agit essentiellement, selon le rapport du CNCE, des produits alimentaires, de l’énergie (22%), des biens d’équipement (23%) et des semi-produits (19%). D’autre part, la majorité de ces recettes en devises proviennent principalement des recettes de voyages, des transferts des MRE, du phosphate et, au final, des exportations des autres produits, dont les produits industriels. Ces derniers, dont ceux issus des «nouveaux métiers du Maroc», ayant le vent en poupe, comme l’automobile, sont dépendants des importations entre 70 et 80%, toujours selon le rapport du CNCE publié en 2013. C’est-à-dire que même si le Maroc flexibilise son taux de change, il n’en sera pas plus compétitif. Tout simplement parce qu’une flexibilisation équivaut à une dévaluation du dirham du fait du déficit structurel de la balance commerciale, qui est de l’ordre de 50%. Cette même dévaluation renchérira non seulement des importations dont le Maroc ne peut se passer que ses propres exportations. Ce qui révèle la position dogmatique des mesures proposées par les IFI. Et c’est ce qui justifie pendant toutes ces années la résistance des autorités marocaines à la flexibilisation mais aussi l’hésitation qui semble aujourd’hui encore de mise.
Même si le Maroc flexibilise son taux de change, il n’en sera pas plus compétitif
Endettement embarrassant
Et ce n’est pas tout, «avec une balance commerciale déficitaire et un niveau d’endettement important de l’Etat et surtout des entreprises publiques, qui implique une dépense annuelle d’une vingtaine de milliards par an, la flexibilisation du taux de change va tout renchérir», explique Benabdeljalil. Et El Jai d’ajouter: «Il y a un optimum du taux de change à chercher. La flexibilisation va-t-elle permettre d’atteindre cet optimum? J’en doute car déjà les autres marchés, que ce soient des biens et services ou ceux des capitaux ne sont pas optimaux et il y a beaucoup de distorsions qui vont fausser le calcul». L’ensemble de ces arguments contredisent les positions officielles qui tentent de justifier une décision pas forcément voulue mais imposée. Ainsi, selon l’interview accordée par le wali de BAM à Bloomberg, le changement du régime de change, à l’instar de la flexibilité du contrôle des capitaux, fait partie des efforts entrepris par le Maroc pour transformer Casablanca en une place financière régionale afin d’attirer plus d’investissements étrangers. Pour sa part, Benabdeljalil estime que «la compétitivité de CFC ne dépend pas uniquen de la valeur du dirham mais aussi d’autres mesures comme la fiscalité ou des mesures d’accompagnement du développement de cette place». Aujourd’hui, l’offre de CFC ne serait même pas compétitive face à la zone offshore de Tanger…
Bande de fluctuation
Pas de libéralisation, flexibilisation à haut risque, report des échéances, impact non maitrisé sur le tissu économique… mais que prépare réellement le Maroc? «Le Maroc envisage l’élargissement des bandes de fluctuation du dirham, puis observera la façon dont le marché réagira au changement, un processus qui prend habituellement quelques années», affirme le gouverneur de la banque centrale. Ainsi, ce qui est prévu est de fixer une bande de fluctuation qui n’est pas encore annoncée. Elle peut être de 2 ou 2,5%, contre 3 pour mille actuellement. Concrètement, le Maroc se prépare à abandonner le panier des changes et laisser fluctuer sa monnaie de plus ou moins la marge adoptée. La banque centrale devra intervenir pour fournir les liquidités nécessaires au marché ou en racheter dans la limite d’un niveau de réserve de change prédéfini à l’avance. En cas d’épuisement des réserves, la monnaie se dépréciera à hauteur de la demande de monnaies étrangères. La fixation technique de ce palier de réserve est aussi une raison du retard de la mise en œuvre de la flexibilisation. «Le Maroc est sur une dynamique d’amélioration de ses réserves de change. Pour le moment la courbe est ascendante. J’imagine que BAM se donne le temps de voir se stabiliser les niveaux de réserve au maximum avant de fixer et les bandes et le niveau minimum de réserve de devises au-dessus duquel elle ne peut pas descendre. Et tout ça se négocie avec le FMI», décrypte le directeur de BMCE K Markets. Cette mesure doit aussi impérativement s’accorder avec celle dite de «ciblage de l’inflation» en passe d’être lancée, qui permettra de corriger les dérives du marché des changes à travers le marché monétaire. Une vraie usine à gaz… (voir encadré).
Les courroies de transmissions entre l’économie réelle et l’économie financière deviennent plus ténues
Politique
A cela s’ajoute le calendrier politique. «Concrètement, la banque centrale n’a pas le droit de légiférer quant à la politique de change. C’est une décision politique relevant du ministère des Finances, auquel la banque centrale peut apporter conseil. Ses statuts ne lui permettent pas d’intervenir à ce niveau», affirme El Jai. Le premier semestre 2016 était ainsi trop court pour entrer en discussion avec le nouveau ministre des Finances pour cette décision.
Une mauvaise coordination entre le gouverneur (interface avec le FMI) et le ministre des Finances pourrait être fatale pour la crédibilité de cette institution. Et le précédent historique du clash Oualalou/Sekkat en 2001 est encore trop vif dans les mémoires… Cette année-là, celle de la dernière dévaluation qu’a connu le dirham, le gouverneur de la banque centrale avait affirmé, lors d’une interview que le Maroc n’allait pas dévaluer sa monnaie, avant que le lendemain, le gouvernement, via le ministère des Finances, annonce une correction de la valeur du dirham de l’ordre de 5,5%. Jouahri voudrait ainsi se donner le temps d’accorder ses violons avec l’argentier du royaume, d’expliquer la mesure et de convaincre de son bien fondé. C’est aussi le délai, comme dit le gouverneur, «pour bien préparer les opérateurs, leur dire qu’il faut mettre en place des systèmes d’information très importants, qu’il va falloir mettre en place des couvertures de risques de change plus importantes, qu’il faut aussi que les opérateurs comprennent que maintenant l’accès aux devises ne se fait plus à robinet ouvert, que nous allons nous diriger vers des règles telles que c’est le marché qui va fixer les prix en ce qui concerne la valeur externe du dirham, tout ça on va devoir l’expliquer…». Des complications qui risquent paradoxalement de renchérir les exportations au lieu de les soutenir, car les intrants nécessaires seraient ainsi mécaniquement inflatés, ce qui plomberait la competitivité à l’export. Et, en bout de course, la mesure peut être un boulet pour le développement du pays au lieu de cette panacée offerte par le FMI comme recette miracle pour booster l’économie et la protéger des chocs externes. Ce qui pousse à se poser la question: pourquoi tant de complications, au final?
Chef d’orchestreComme expliqué dans l’article, la politique de change plus flexible aura sûrement un impact sur le taux d’inflation et son évolution. D’où la nécessité d’adopter une politique de ciblage de l’inflation. Celle-ci consiste à déterminer un taux d’inflation cible et de le défendre (il en va de la crédibilité des politiques monétaires), à travers le levier du taux directeur de la banque centrale. Comme dans le cas du taux de change, la cible de l’inflation est située dans une bande à moyen terme et la banque centrale mobilise ses leviers pour pouvoir l’atteindre et/ou la maintenir. Ainsi, avec une dévaluation du dirham impliquant une inflation dite «importée», et au cas où les injections de devises de la banque centrale ne sont pas suffisantes pour maintenir le dirham à l’intérieur des bandes de fluctuation, celle-ci dispose de l’outil du taux de crédit pour limiter l’activité économique et donc limiter les importations qui sont les raisons principales de la demande de devises. Les courroies de transmissions entre l’économie réelle et l’économie financière deviennent plus ténues. Ce qui fait en quelque sorte du gouverneur de la banque centrale, à travers ses décisions, un chef d’orchestre de l’économie, lui donnant son tempo en régulant aussi bien le prix du dirham à l’intérieur (taux d’intérêt) que sa contre-valeur en devises (taux de change). /td> |