A quoi servent les Think Tanks?
La Fondation Abderrahim Bouabid a pointé l’un des principaux maux de la gouvernance au Maroc dans son dernier rapport: celui du manque de débats autour des choix publics. Quelles en sont les raisons? Et pourquoi les travaux des cercles de réflexion existants ne sont-ils pas pris en compte ?
Samedi 17 juin à Salé, les membres du cercle d’analyse économique de la Fondation Abderrahim Bouabid présentaient leur dernier rapport, intitulé «Le Maroc a-t-il une stratégie de développement économique?» Solidement argumenté et présentant une évaluation de la situation de l’économie à contresens du discours officiel, le rapport soulève à nouveau la problématique de la faible implication des acteurs non gouvernementaux dans l’élaboration des politiques publiques.
La politique du fait accompli
La dernière décennie a été marquée par la multiplication des plans stratégiques et des politiques sectorielles. Annoncés en grande pompe et souvent marqués du sceau de l’approbation royale, cela leur confère ainsi une sorte de légitimité, que l’on peinerait autrement à identifier dans le processus de leur élaboration, laisse entendre le fameux rapport. En effet et indépendamment de la validité ou de la pertinence des choix économiques récemment opérés par le Maroc, on ne peut que constater le manque de débat public autour de ces choix. Deux exemples récents peuvent être retenus: le projet du TGV et le fameux plan solaire, dont l’annonce a surpris les milieux d’affaires qui n’ont jamais eu la possibilité de s’exprimer sur le sujet. C’est quelque part une politique du fait accompli, car dès lors qu’une décision est validée par le roi, la critiquer devient un exercice vain, estime le rapport de la Fondation Abderrahim Bouabid. Ahmed Lahlimi, Haut Commissaire au Plan précise que «la conduite de la politique économique a privilégié, au cours des dernières années, le modus operandi des contrats-programmes sectoriels». D’après lui, ceux-ci ont eu la vertu d’offrir un cadre plus dynamique, avec de multiples formes de concertation et de partenariat de l’État avec des opérateurs du secteur privé, national et étranger, des collectivités territoriales ou encore, dans certains cas, la société civile. «C’est un progrès réel par rapport au mode de gouvernance économique plus centralisé, voire opaque, qui a prévalu dans le passé», estime le Haut Commissaire au Plan. Un acteur associatif précise quant à lui que «Les pouvoirs publics doivent donner l’exemple. La révision annoncée de la loi organique des finances, qui équivaut à la Constitution financière, offre une fenêtre d’opportunité inédite». Cette loi est supposée graver dans le marbre de la loi les mécanismes d’échanges d’informations et de débats entre le gouvernement et le parlement. A ce titre, un débat permanent pourrait voir le jour, depuis la conception jusqu’à l’évaluation des choix économiques, en passant par le suivi de leur exécution, notamment à travers la loi de finances.
Une faible influence au Maroc
Il est vrai que, dans l’attente que les institutions gouvernementales et publiques fassent l’objet d’une réforme qui leur permettrait de retrouver leurs pleines prérogatives dans l’élaboration des choix économiques, comme l’a souligné la Fondation Bouabid, les acteurs non gouvernementaux ont également un rôle à jouer. A ce titre, l’apparition d’organismes, tels que le CESEM (Centre d’Etudes Sociales, Economiques et Managériales) affilié à HEM ou le CERSS (Centre d’Etudes et Recherches en Sciences Sociales), qui s’apparentent aux fameux «Think Tanks» à l’américaine, témoigne de l’avancée que connaît la société civile. Mais cela est à relativiser, au vu de leur participation au débat économique qui demeure secondaire et sans réel impact sur la prise de décision économique. D’autant plus qu’une étude réalisée en 2008 par l’université de Pennsylvanie ne recense que 9 Think Tanks au Maroc, contre 13 en Jordanie et 23 en Egypte. Ce retard n’implique pas forcément que le débat soit plus ouvert et plus dynamique en Egypte qu’au Maroc, mais peut être considéré comme un bon indicateur de la volonté et de l’aptitude de nos acteurs non gouvernementaux à s’impliquer dans le débat sur les politiques économiques. Interrogé sur le sujet, Jawad Kerdoudi, président de l’institut marocain des relations internationales (IMRI), explique que «les think tanks sont un nouveau concept au Maroc et, mis à part les médias qui commencent à relayer nos travaux, notre impact n’est pas encore très significatif». «Par ailleurs, poursuit Kerdoudi, les think tanks marocains souffrent généralement d’un manque de financement, car peu de donateurs, notamment les entreprises, s’aventurent à financer un travail intellectuel dont les bénéfices, pour eux, ne sont pas directement quantifiables.»
«Indépendamment de la pertinence des choix économiques opérés, on ne peut que constater le manque de débat public autour de ces choix.»
Un concept d’origine anglo-saxonne
Il est vrai qu’en Europe ou aux Etats-Unis, de nombreux think tanks sont plutôt assimilés à des groupes de pression et sont souvent financés par de grands groupes industriels, pour influencer les politiques publiques en leur faveur et non en faveur de l’intérêt général. «Un think tank, au sens anglo-saxon du terme, se distingue des cercles académiques, de réflexion ou autres clubs de pensée, par au moins trois traits», précise Ali Bouabid, délégué général de la Fondation Abderrahim Bouabid. Primo, un think tank a vocation de produire des policy paper. Autrement dit, des travaux calibrés pour l’action et non des analyses scientifiques ou des commentaires. Deuxio, un think tank a une orientation idéologique assumée et affirmée. Autrement dit, il ne peut, par définition, être neutre. La neutralité, dans ce domaine, est un leurre. Le think tank est porteur de principes et défend une orientation, des convictions. C’est ce que les anglo-saxons appellent «l’advocacy». Ce qui le différencie, par exemple, des travaux universitaires. Tertio, il se distingue par l’indépendance de parole des gens qui s’y expriment et travaillent, par rapport au pouvoir économique et politique. Indépendance ne signifie pas neutralité, bien entendu. Selon Ahmed Lahlimi, «le rôle de la société civile, comme du reste des partis politiques, des milieux académiques et des médias, est déterminant pour une démocratie vivante. Ce rôle devient plus effectif avec la maîtrise des instruments d’analyse scientifique, le souci de la rigueur dans l’appréhension de la complexité des réalités nationales et la capacité d’échanger et de dialoguer dans le respect, avec les tenants de points de vue différents.»
Qui rend compte à qui?
Le manque de débats relevés en amont, c’est-à-dire au moment de la prise de décision économique, est malheureusement un mal que l’on retrouve également au niveau de la mise en œuvre des choix économiques. Depuis quelques années, nous observons une multiplication d’agences spéciales (agence Bouregreg), de fonds spéciaux (fonds Hassan II) et de structures non gouvernementales mais néanmoins publiques, qui bénéficient de larges prérogatives, mais échappent au contrôle gouvernemental. La prolifération de ces structures diminue la visibilité et complique la nécessaire coordination des politiques publiques, comme l’a relevé le rapport de la Fondation Bouabid. En somme, la Fondation a préparé un rapport très intéressant, à plus d’un titre. Les questions soulevées et la méthodologie retenue, pour tenter d’y apporter des réponses, témoignent d’un réel souci de créer un espace de débats autour des politiques publiques. Le travail est encore long pour voir émerger de tels espaces de débats au Maroc. Et, comme dit Ali Bouabid, élever le niveau du débat ne se décrète pas, il faut commencer par en valoriser l’importance et considérer que, dans un monde incertain qui a besoin de susciter la contre-expertise en permanence, ce n’est pas un luxe mais une nécessité.
Un rapport édifiantLe rapport de la fondation Abderrahim Bouabid a été élaboré avec l’objectif de stimuler le débat sur les orientations de la politique économique du Maroc, en se basant sur deux postulats de base. Le premier est que le Maroc doit avoir comme ambition de s’élever, en l’espace d’une génération – 25 ans –, au rang de pays à revenu intermédiaire élevé et à fort niveau de développement humain. Le second postulat est que l’évaluation des progrès et des déficiences doit se faire en se comparant systématiquement aux concurrents les plus dynamiques. Et la principale thèse que soutient le rapport est qu’en dépit des apparences, le Maroc n’a pas de stratégie de développement et n’a toujours pas réussi son décollage économique. Les deux principaux freins à l’émergence d’une stratégie économique sont identifiés comme étant l’organisation politique du pays, jugée largement défavorable au développement économique et l’analphabétisme économique de la classe dirigeante. |