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Maroc-Espagne, énième casus belli !

Economie juillet 2021

Maroc-Espagne, énième casus belli !

Les relations commerciales et économiques entre le Maroc et l’Espagne ne jouent jamais en faveur d’un apaisement en temps de crise. Les groupes espagnols actifs au Maroc, en majorité des PME, ne se font jamais entendre.

L’histoire de la bibliothèque du sultan saâdien Moulay Zaidan illustre l’aliénation que fait subir depuis longtemps l’Espagne au Maroc. Dévalisé d’un navire au large de l’Atlantique par des pirates espagnols, elle finit en 1612 au site royal de Saint-Laurent de l’Escurial. Ce n’est qu’en 2013 que le Roi d’Espagne livre au Roi du Maroc le microfilm de la bibliothèque, après quatre siècles de revendications. Ce petit «geste» d’apaisement est le seul dans une série interminable de casi bellorum, dont on voit à peine le bout du tunnel du dernier en date. Cette année, l’Instituto de Seguridad y Cultura espagnol, dans une récente étude intitulée «Le Maroc, le détroit de Gibraltar et la menace militaire sur l’Espagne», va même jusqu’à conclure que «le réarmement marocain et la consolidation de son contrôle sur le Sahara occidental pourraient, à plus long terme, signifier un défi pour l’intégrité territoriale de l’Espagne».
Après avoir accueilli clandestinement le chef séparatiste du Polisario Brahim Ghali, l’Espagne s’est empêtrée dans une position peu enviable de laquelle l’assaut migratoire sur Sebta l’a extirpée. Une escalade diplomatique s’en est suivie… Dans un énième coup de théâtre, la ministre espagnole des Affaires étrangères, Arancha González Laya, a déclaré le 20 juin vouloir «sortir de cette crise le plutôt vite possible». Mais cette crise, qui a duré plus d’un mois, nous rappelle l’animosité politique sempiternelle de l’Espagne vis-à-vis de notre pays. On oublie presque un dominateur commun qui aurait pu catalyser l’entente politique entre les deux pays: deux très anciennes monarchies méditerranéennes qui se respectent et s’apprécient. Mieux encore, l’Espagne est depuis 2012 le premier partenaire commercial du Maroc et, inversement, ce dernier est le deuxième partenaire de l’Espagne hors Union Européenne (UE).
Curieusement, «la crise n’a pas eu d’impact sur cet aspect de la relation bilatérale», comme le souligne Ignacio Cembrero, spécialiste des relations entre le Maroc et l’Espagne. Strabisme politico-économique ou relation à deux vitesses? Difficile de trouver les mots justes pour qualifier ce phénomène. En tout cas, selon le rapport annuel de l’Office des changes 2019, l’Espagne a contribué à hauteur de 144,4 milliards de dirhams aux échanges commerciaux entre le Maroc et l’Europe, estimés à 508,6 milliards. Mais cela n’a pas permis de faire dissiper les bouderies assez fréquentes. En cause, la position officielle de l’Espagne demeure constamment hostile à la cause nationale marocaine et, en même temps, insensible aux intérêts des opérateurs espagnols, qu’ils soient partenaires ou investisseurs. À se demander pourquoi l’exemple de lobbying des groupes français en faveur du Maroc, ou plutôt de leurs intérêts, n’est pas dupliqué chez le voisin ibérique. Par le passé, ce lobbying, prenant appui sur 38 entreprises du Cac 40 implantées sur le sol marocain, s’est fait à maintes fois distinguer lors des crises passagères entre l’Hexagone et le Maroc. Le résultat est que les relations économiques franco-marocaines, y compris les échanges commerciaux qui ont accumulé 121 milliards en 2019, pèsent lourd dans les relations politiques entre les deux pays. Economie et politique s’y imbriquent même, souvent arrosées d’affinités personnelles au haut sommet des deux Etats.
Une structure de relations assez particulière
Mais la structure des relations bilatérales n’est pas la même, affirme Ignacio Cembrero, également ancien correspondant d’El Pais et d’El Mundo au Maghreb. «Dans le cas de la France, ce sont surtout de grosses entreprises qui investissent au Maroc. Mais du côté de l’Espagne, ce sont les PME qui sont plus présentes. Il est peut-être facile d’imaginer que les grandes sociétés françaises ont plus de poids auprès de leur gouvernement que les PME espagnoles auprès de leur exécutif», souligne-t-il. Dans certains secteurs, on ne voit pas comment les investisseurs espagnols peuvent se rendre utiles, ni au Maroc ni à leur propre pays d’ailleurs. «En agriculture, certains investisseurs sont presque clandestins. Ils font, en plus, de la concurrence aux producteurs de fruits et légumes qui exportent depuis l’Espagne vers l’UE», poursuit Ignacio Cembrero. Pourtant, «l’Espagne est le deuxième investisseur étranger au Maroc en 2020, après la France. Elle est toujours en tête parmi les investisseurs étrangers dans ce pays d’Afrique qui reçoit le plus d’investissements espagnols», poursuit l’ancien correspondant. Cela dit, le niveau des investissements ne correspond pas à celui du commerce, ce qui s’explique par «l’insécurité juridique au Maroc et des craintes qu’une crise politique n’y mette en danger les avoirs espagnols».
Cependant, il n’y a pas que du noir dans ce tableau. L’image du Maroc en tant que partenaire économique est reluisante. «Cela peut paraître paradoxal. Alors que les investissements espagnols sont faibles au Maroc, l’image de ce dernier est bonne, non seulement aux yeux des hommes d’affaires, mais aussi des professionnels de divers secteurs de l’économie. Il y a eu certes quelques mauvaises expériences, mais elles n’entachent pas l’ensemble du tableau. Des milliers d’Espagnols, dont des architectes paysagistes et des promoteurs immobiliers, ont trouvé un travail au Maroc lors de la crise de 2008», tient à préciser Ignacio Cembrero. Quoi qu’il en soit, «le gouvernement espagnol n’a pas changé d’un iota sa position, depuis bien longtemps, par rapport au conflit du Sahara», dit Ignacio Cembrero. Parallèlement, rien n’augure que les relations commerciales seront affectées un jour par les crises politiques. En gros, le strabisme durera et continuera à affecter la vision des deux pays.
Des partenaires froids
En Espagne, ce sont certaines communautés autonomes qui paient les pots cassés de la crise actuelle. Après avoir été favorable à la suspension par le gouvernement central de l’opération Traversée du Détroit 2020, le président de la Junte d’Andalousie Juan Manuel Moreno n’est pas content. Sa région sera très affectée par l’exclusion de l’Espagne de l’Opération Marhaba 2021, plus particulièrement les ports d’Almeria et d’Algerisas, au même titre que les ports de Valence et d’Alicante, situés à la communauté autonome valencienne. Il faut dire que l’Andalousie est liée au Maroc par le biais de plusieurs accords de développement et de jumelage dont un Plan de développement transfrontalier (PDT) conjoint. Dans le nord, le Maroc a importé de la Catalogne, en 2010, 22% du total des marchandises importées de l’Espagne, ce qui équivaut à 670 millions d’euros.
Au Maroc, les opérateurs espagnols sont au nombre de 800, actifs dans presque tous les secteurs. Agriculture, agroalimentaire, banques, conseil, services, mines, etc., tout y est. Pour autant, ils sont en manque de visibilité. L’exemple de la Chambre espagnole de commerce et d’industrie de Casablanca (CAMACOES) qui n’a pas répondu favorablement à notre demande d’information est édifiant à ce propos. Il faut savoir que l’Etat espagnol ne verse plus de budget à ses chambres de commerce au Maroc depuis la crise de 2008. Elles n’ont également pas la possibilité de collecter des participations auprès des adhérents. Comment fonctionnent-elles donc ? Par le biais de dons selon toute vraisemblance.
Ces opérateurs sont essentiellement des PME implantées surtout dans les régions. Il existe également plusieurs grands groupes, mais qui sont plus mus par la chasse aux trésors que n’importe quel geste d’influence au profit du pays. Parmi ceux-ci, figure, mine de rien, une dizaine à l’Ibex 35, comme CaixaBank, Banco Santander et Abengoa. Les exemples des marchés qu’ils décrochent sont multiples. En 2019, l’OCP a confié à ACS Group (Ibex 35), à travers sa filiale Intecsa Industrial, la construction de deux usines d’acide sulfurique à Jorf Lasfar d’une capacité globale de 5.000 tonnes par jour et d’un budget de 2,7 milliards de dirhams. À Agadir, Aman El Baraka (AEB) et la Société d’eau dessalée d’Agadir (SEDA), deux filiales du groupe Abengoa, ont décroché le projet de station de dessalement, destiné à l’irrigation agricole et à l’approvisionnement du Grand Agadir en eau potable. D’un coût global d’environ 4,5 milliards de dirhams, le projet a atteint un état d’avancement qui a dépassé 85% en mars dernier.
À Agadir également, Alsa (Automóviles Luarca SA) exploite depuis 2012 un réseau périurbain qui atteint 37 lignes et une flotte de 200 véhicules. La filiale du groupe anglais National Express Group PLC, jadis espagnole, exploite également les réseaux de cinq autres villes du Maroc, dont Marrakech depuis 1999, Rabat et Casablanca depuis l’année 2019. Au total, Alsa Maroc gère une flotte d’environ 1.800 autobus. Dans le secteur bancaire, CaixaBank s’est positionnée sur une niche très particulière, avec trois implantations à Casablanca, Tanger et Agadir. En 2018, elle détenait environ 58% du marché des garanties et 27% des lettres de crédit émises de la part des entreprises espagnoles présentes sur le territoire national. 60% de celles-ci sont clientes chez le groupe bancaire espagnol. Or, l’exemple le plus symbolique est le groupe télécoms Méditel dont les parts détenues par l’espagnol Telefónica sont passées en 2016 sous le giron d’Orange. En 2009, FinanceCom et la CDG avaient acheté 65% des parts détenues par Telefónica (et Portugal Telecom) pour une somme globale de 800 millions d’euros. C’est ce qui reste comme souvenir de ce groupe espagnol, présent également à l’Ibex 35, en plus de relents d’une relation bâtie sur la méfiance avec le Maroc. En somme, une relation fragile à l’image des autres grands groupes espagnols implantés actuellement chez nous, incapables ou plutôt dédaigneux de prêter main forte à leur pays d’accueil.