fbpx

Télétravail: NIET !

Enquête mai 2020

Télétravail: NIET !

Imposé aux société pendant le confinement, le télétravail a rapidement montré ses limites. Au vu de son impact sur les performances du privé, pas sûr qu’il sera maintenu.

Impensable! Il y a seulement quelques mois, les responsables d’entreprises marocaines étaient loin d’imaginer qu’ils allaient dans un avenir proche faire une visioconférence avec une bonne partie de leurs employés et observer une distanciation sociale avec le reste. Ils n’avaient pas non plus anticipé qu’ils devraient obligatoirement revoir leur mode de travail. En effet, entreprises et cabinets, tous secteurs d’activité et nationalités confondus, face aux contraintes de déplacement de leurs employés et pour maîtriser le risque d’infection, se sont retrouvés dans la nécessité d’adopter le télétravail comme mode de fonctionnement.

Si dans le monde, les origines du télétravail remontent aux années 50 (voir encadré), au Maroc, un thème sur «Le télétravail & le droit du travail» a fait l’objet, il y a onze ans déjà, d’une étude portée par Abdelkrim Ghali, professeur à la Faculté de Droit Souissi à Rabat. Cet universitaire marocain raconte à EE qu’il a décortiqué le télétravail dans un article publié, en avril 2009, dans la Revue du Droit Marocain, N°14. Il y a ainsi expliqué: «Le télétravail est une organisation décentralisée du travail, basée sur l’emploi des ressources de la télématique (se référant au dictionnaire de l’informatique, sous la direction de Pierre Morvain, Larousse, Paris, 1989, p.32)». En d’autres termes, Abdelkrim Ghali fait savoir que le télétravail est un travail effectué par un ou plusieurs salariés éloignés de leur employeur au moyen de la téléinformatique ou de la télématique, notant qu’«il concerne en principe deux situations, à savoir le travail au domicile du salarié ou le travail dans un local où plusieurs salariés de la même entreprise ou de différentes entreprises se trouvent regroupés».

Une formule à l’aspect négatif

Pour l’universitaire, le télétravail a d’abord des enjeux socio-économiques, notamment sur le plan social puisque cette formule du travail comporte des aspects positifs en ce qui concerne les handicapés et les femmes, deux catégories qui ont droit à un traitement à part dans le Code du travail. Cela permet ainsi d’éviter le déplacement des salariés et aussi les incidents de trajet qui sont assimilés, dans certaines conditions, aux accidents du travail. «Mais cette formule a aussi des aspects négatifs comme l’isolement des individus. Il n’y aurait plus de grève, au moins telle qu’elle est conçue, étant donné que les salariés travaillent isolément et séparés les uns des autres. D’autant plus que le télétravail génère une confusion entre l’espace professionnel et l’espace privé», a explicité Abdelkrim Ghali, ajoutant que sur le plan économique, «le télétravail permet à l’entreprise de faire travailler à distance des compétences domiciliées à l’étranger et à salaires bas, d’économiser des frais supplémentaires relatifs au travail dans certains cas tels que le décalage horaire, en faisant travailler des salariés étrangers pendant la nuit alors qu’il fait jour dans les pays où ils se trouvent ou la délocalisation du travail (les offshores ou les centres d’appels délocalisés ou externalisés illustrent bien cette situation». A cela s’ajoute aussi les économies qui peuvent être réalisés que ce soit sur les frais de paniers et autres primes de déplacement ou carrément celles concernant la location d’espace de travail. En effet, des collaborateurs en télétravail impliquent un besoin moindre en superficie de bureau et donc des frais réduits. De quoi impacter le marché de l’immobilier commercial, dont l’offre se retrouvera supérieure à la demande concernant les grandes surfaces et l’inverse pour les petites surfaces. Et Ghali de conclure avec le télétravail sur le plan juridique, en soutenant que le code du travail a gardé le silence à propos de ce nouveau phénomène, alors que ce code a été promulgué à une époque où le Maroc connaissait un essor au niveau de l’informatique et des communications. Le La a ainsi été donné il y a un peu plus d’une décennie déjà et bien avant l’apparition du Coronavirus.

Le télétravail est entré par effraction dans les entreprises

De son côté, Jamal Belahrach, président de DEO consulting International, nous fait remarquer qu’à cause de la crise, le télétravail est entré par effraction au sein des entreprises marocaines en particulier et dans le pays en général. «Je trouve que le télétravail permet à l’employé d’être plus productif, contrairement au mythe existant dans la tête des dirigeants qui consiste à croire que si le collaborateur n’est pas au bureau c’est qu’il ne travaille pas, alors qu’il peut ne pas réellement travailler même étant au bureau!», estime-t-il, partageant avec EE que l’entreprise doit, aujourd’hui, davantage raisonner en termes d’efficacité qu’en termes de productivité ou de quantité de travail. Pour lui, il faut faire la part des choses en ne comparant pas une production intellectuelle à une production à la chaîne comme dans le taylorisme ou le fordisme. «Le télétravail fait partie d’un dispositif de culture d’entreprise qui requiert la modification des relations managériales, du rapport hiérarchique, avec tout ce qui est perte de pouvoir et de contrôle sur les employés. Cela me rappelle qu’avant l’arrivée d’Internet, il fallait passer d’un chef à un sous-chef à un sous-sous-chef et quand les emails sont arrivés on a commencé à envoyer le message directement au collaborateur ou au patron», lance-t-il, tout en mettant l’accent sur la perte de souveraineté du manager et la question de confiance qui est au cœur de la problématique du développement du télétravail en général (voir entretien).

Pour Youssef Chraïbi, CEO du Groupe Outsourcia, la confiance est installée comme la continuité de services à distance pour ses clients. En fait, au niveau de son groupe, ils se sont vite orientés vers le télétravail car ils ont été inspirés des mesures qui ont été mises en place plus tôt en Europe. «Nous avons aussi développé le télétravail de façon très importante, ce qui représente aujourd’hui entre 40 et 80% des positions de travail en fonction des acteurs de l’AMRC. On a fait travailler nos équipes techniques sans relâche pour lever toutes les contraintes qu’il pouvait y avoir, en plus de gérer tous les problèmes de protection de données rencontrées pour rassurer nos clients qu’on pourrait continuer de travailler en respectant l’ensemble de leurs exigences», a indiqué Chraïbi, par ailleurs SG de l’Association. Et de révéler: «Néanmoins, dans certains cas le télétravail n’est pas possible que ce soit pour des questions techniques ou en raison de demandes de certains clients. A ce moment-là, on est obligé de maintenir des équipes sur site et puis également pour organiser ce télétravail, il est nécessaire de pouvoir le piloter et le gérer en étant sur des centres de production physique».

Les conseils avisés de la CGEM

En tous cas, selon Harvard Business Review, il faut que l’employeur et son équipe soient prêts à ce qu’une crise, comme la pandémie du Covid-19, ait une incidence sur la façon, le moment et le lieu de travail des employés. «C’est pourquoi il est important de s’assurer que tous les membres de votre équipe sont prêts à travailler à domicile – peut-être à tout moment. Déterminer quels travaux et tâches peuvent et ne peuvent pas être effectuées, même partiellement, sans le présentiel au bureau. Faire ensuite un audit approfondi de la technologie que votre entreprise utilise pour le travail à distance et s’assurer que vos employés sont à l’aise avec les différents matériels et logiciels», conseille la revue américaine sur le monde de l’entreprise. Et c’est ce qu’a fait la CGEM au Maroc, à travers sa commission Startups & Transformation digitale en publiant en mars dernier un PCA sur le digital en faveur et des chefs d’entreprises et des collaborateurs. C’est dans ce sens d’ailleurs que Chakib Alj, patron des patrons, a confié à EE: «J’estime que la situation actuelle constitue une véritable opportunité pour la transformation digitale de nos entreprises mais aussi pour repenser notre organisation du travail, et passer d’une culture de présentéisme à une culture d’agilité et de confiance basées sur les résultats et l’efficacité».

Et d’ajouter: «La majorité de nos opérateurs économiques ont été pris de court et n’étaient pas prêts à une telle transition, en termes d’équipements, mais surtout en termes de mindset. Et c’est le cas dans tous les pays du monde!».

Vivement le retour à la normale

Si les groupes les plus rodés se sont pliés à cette contrainte avec plus d’aisance, certains galèrent tandis que d’autres se sont rendus à l’évidence que le télétravail n’a pas apporté ses fruits. Dans cette dernière catégorie, l’on peut citer Bank of Africa, dont plusieurs départements ont repris le chemin vers leurs bureaux la semaine du 20 avril 2020 suite à une décision de la direction. Et le groupe bancaire de Othmane Benjelloun n’est pas la seule banque dans ce cas de figure. En fait, une source travaillant au groupe Attijariwafa bank a confié à EE, en début du mois d’avril, que si la banque a procédé à une réduction des horaires au niveau des agences, dans les sièges la donne est différente. «Nous faisons des rotations. Le management a divisé une partie de son personnel en des équipes de deux-trois personnes. Chacune d’entre elles doit travailler deux jours au bureau et trois à domicile et vice-versa pour la semaine d’après», nous a précisé ce cadre sous couvert d’anonymat, révélant, d’un côté, que le groupe n’est pas à l’aise avec le télétravail car il craint un risque énorme en donnant l’accès à distance à beaucoup de ses employés et de l’autre, des couacs rencontrés par les télétravailleurs liés à une connexion très lente, à l’utilisation du VPN ainsi qu’aux différents bugs du matériel informatique. En parlant de matériels, ces télétravailleurs se demandent pourquoi la banque n’a équipé qu’une partie des employés alors que des entreprises moins grandes ont procédé à la distribution de milliers d’ordinateurs à leurs collaborateurs pour leur permettre de travailler à distance. «Probablement, parce que les institutions bancaires, contrairement à des multinationales ou PME, ne sont pas à l’aise avec ce nouveau mode de travail et attendent vivement un retour à la normale pour ne plus pratiquer ni même penser au télétravail», fait observer un DSI qui nous rappelle les dangers dus à la cybercriminalité et au caractère sensible de la manipulation de données, surtout dans le secteur bancaire.

Repenser les organisations à l’aune de cette donnée nouvelle

De leur côté, et même s’il est vrai que les administrations publiques n’ont pas reçu l’ordre direct d’avoir un recours au télétravail, la donne a changé avec la circulaire du ministre de l’Economie, des Finances et de la Réforme de l’administration, Mohamed Benchaâboun, qui incite les administrations à adopter les trois nouvelles solutions développées par l’Agence de développement du digital (ADD) afin de faciliter le travail à distance des fonctionnaires et des travailleurs des administrations du Maroc. C’est ainsi qu’en raison du confinement en vigueur depuis le 20 mars, le télétravail a été adopté dans l’urgence et à grande échelle par pratiquement l’ensemble des entreprises privées et publiques. «Cet exercice est davantage maîtrisé dans celles qui pratiquaient déjà le travail à distance», concède volontiers Jamal Belahrach, mais non sans souligner «qu’il va falloir penser aux formations mais aussi aux plans stratégiques de l’entreprise». Expliquant que les dirigeants eux-mêmes devront repenser leurs organisations à l’aune de cette donnée nouvelle, il a soulevé que ce n’est pas juste une question d’avoir un ordinateur et de rester à la maison, mais de revoir de manière systémique l’organisation de l’entreprise qui va faire qu’un certain nombre de fonctions ou de métiers se prêteront au travail à temps partiel, une partie au bureau et une partie à la maison. Avis partagé par Othmane Serraj, président de l’Association marocaine de la relation client, qui estime que «cette crise change profondément les habitudes et méthodes de travail et les règles de gestion au sein de l’ensemble des entreprises et pas uniquement du secteur de la relation client. Je pense qu’effectivement on gardera une partie des effectifs en télétravail et certaines activités seront même orientées directement vers ce modèle, notamment celles où il n’y a pas de communications téléphoniques, ce que nous appelons des activités back office». Et de prévoir: «Nous avions une croissance à deux chiffres depuis des années, et nous espérons la reprendre sur le dernier trimestre 2020. Au niveau de l’association, nous comptons des acteurs qui sont dans des secteurs très différents et d’ailleurs souvent nous sommes des prestataires de services essentiels dans le domaine des télécoms, de l’énergie, de la santé, l’accès au service public (Allo yakada) et aussi pour des domaines où les activités sont extrêmement soutenues et supportées du fait du télétravail».

Un PCA du digital en renfort

«La performance des entreprises sera négative car on était mal préparés», dixit pour sa part Meriem Zairi, présidente de la commission Startups & Transformation digitale à la CGEM. Pour cette directrice de la région Mena SEAF, la pandémie nous a obligés à une nouvelle adoption et à un réajustement de nos pratiques au travail et cela bien entendu nécessite un peu de temps pour prendre forme. «Maintenant en termes d’équipement et de mentalité, deux prérequis indispensables et pas encore mis en place correctement, le télétravail peut être une opportunité pour en tirer quelque chose de bon. Il faut qu’on arrive à convertir tous les paramètres indispensables pour que le télétravail soit un vecteur positif et non négatif en termes de performance des entreprises», tempère-t-elle, tout en nous rappelant que la sensibilisation au télétravail a été faite avec succès au sein de la CGEM grâce notamment à la publication par la commission du Plan digital de continuité d’activité pour les entreprises marocaines. Cet outil qu’elle pensait nommer au début «le kit de survie au télétravail» se veut un guide pour accompagner les organisations dans le management du télétravail. «Il s’agit d’un accompagnement pour les principaux usages attendus du manager et du collaborateur, en particulier en période de crise et mettant à profit les outils digitaux», nous a-t-elle expliqué, avant d’ajouter: «Si vous parcourez le guide vous allez constater qu’on a mis en relief quelles sont les bonnes pratiques en termes d’utilisation du télétravail, comme qui doit parler, qui doit animer une réunion, comment couper le micro,… Ce sont des choses qui sont assez basiques mais malheureusement pour une grande majorité de nos sociétés au Maroc, c’est un jargon que seuls les geeks de la tech et de l’informatique peuvent comprendre». Constat corroboré par un consultant confirmé chez Deloitte qui met en exergue que «face à cette situation inédite, à la faible visibilité et aux incertitudes sur l’avenir proche, il est primordial d’adopter les meilleurs outils et démarches pour faciliter le travail à distance et aussi permettre une continuité d’activité. Aussi, ces outils peuvent être intéressants même sur le long terme pour améliorer la productivité et accroître la qualité de travail et les possibilités de collaboration». 

Les débuts du telecommuting
Les premiers signes du télétravail apparaissent en 1950: dans ses travaux sur la cybernétique, le chercheur Norbert Wiener, grand mathématicien, américain, théoricien et surtout connu comme le père fondateur de la cybernétique, mentionne le cas d’un architecte qui vivait en Europe tout en supervisant la construction d’un immeuble aux Etats-Unis sans avoir à se déplacer, grâce à des moyens de transmission de données. Ensuite, les véritables notions du télétravail viennent de l’invention du fax et du téléphone en 1970 porté par le terme “Telework” apparu pour la première fois dans un article du Washington Post. Enfin, c’est le développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication dans les années 1990 qui intègre de façon définitive le télétravail comme nouvelle méthode de travail avec d’abord sa pratique sur ordinateur avec une connexion internet et puis, bien plus tard, avec un bon nombre d’applications qui ont permis la rapidité et la sécurisation des échanges, ainsi que des évolutions sur les communications avec l’avènement des visioconférences.