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Transport urbain, l’incurie

Enquête novembre 2019

Transport urbain, l’incurie

Le dossier du transport urbain par bus en dit long sur l’irresponsabilité avec laquelle Casablanca est gérée.

La mise sous séquestre fracassante de M’dina bus et l’octroi du service de transport urbain par autobus à Casablanca à l’entreprise espagnole à capitaux anglais Alsa Transport, ressemble à l’épilogue d’une autre saison d’un feuilleton qui dure depuis 15 ans. La décision de M’dina bus d’attaquer en justice la ville, voire le nouveau délégataire, en constitue un des rebondissements récents. Pourtant, plusieurs voix se sont élevées depuis des années pour appeler à éviter la situation de gestion à la va-vite d’un dossier aussi chaud que celui du transport urbain ainsi que d’autres services censés être assurés par la ville. «La problématique de M’dina bus remonte à 2008, le fait que jusqu’à présent nous ne disposions pas de bus neufs, ni d’un système de transport en commun digne d’une ville comme Casablanca, relève du scandale», s’insurge Salah Lemaizi, membre d’Attac Maroc, une association qui suit les contrats de gestion déléguée dans la ville de Casablanca depuis plus de 15 ans. ...Retrouvez l'intégralité de l'article dans le Numéro chez votre marchand de journaux Ou achetez la version digitale

Guerre d’égos et d’intérêts

En effet, c’est depuis 2008 que plus rien ne va plus entre la ville, autorité délégante, et son délégataire M’dina bus. «Il y a eu un problème de gestion et d’égos entre l’ancien maire de la ville et l’actionnaire de référence. Tout ce qui se passe aujourd’hui n’est que la conséquence du pourrissement d’une situation mal engagée», résume un ancien de M’dina bus. Rien ne destinait les choses à aller de la sorte pourtant. Khalid Chrouat, PDG actionnaire de référence de M’dina bus, et Mohamed Sajid, maire de la ville estampillé Union Constitutionnelle, s’entendaient plutôt bien selon les diverses sources que l’on a pu consulter. C’est de fait avec «l’accumulation des problématiques financières de M’dina bus et l’approche des élections communales de 2009 que la relation va se dégrader entre le maire et le patron de M’dina bus», affirme une source proche du dossier. Réputé avoir des sympathies pour certains partis politiques, le patron de M’dina bus aurait, du jour au lendemain, viré de bord. Une situation qui permettait de gérer à «l’amiable» les problèmes rencontrés par le contrat dès le début, mais qui va vite s’envenimer par la suite.

Au final, en 2008, seuls 100 millions de dirhams ont de fait été injectés dans une entreprise qui devait atteindre 1.200 bus en 2009 avec un investissement de près de 2 milliards de dirhams. «Le contrat stipulait que M’dina bus devait se financer à partir du ticketing à ses risques et périls, mais avec une amélioration de la part de la ville de l’environnement de la compagnie, notamment à travers la lutte contre la concurrence et en garantissant des couloirs dédiés. Au final, ni la ville ni le délégataire dont les recettes étaient en deçà de ses attentes n’ont respecté leurs engagements».

Une situation qui va conduire à une explosion du tour de table de M’dina bus. Constitué à la base de Transinvest (groupement constitué d’El Bahja Bus et Haddou Bus) avec 60% détenu par Khalid Chrouat, la holding d’Othman Benjelloun, FinanceCom, avec 20%, et le transporteur public français RATP avec 20%, les difficultés de l’entreprise vont amener à revoir l’ensemble. Sous la pression du partenaire industriel qu’était RATP, tout va être mis en œuvre pour que le contrat tienne. «A l’époque, tout le monde voulait que ce contrat réussisse parce que ça devait être une vitrine pour d’autres entreprises françaises, notamment Veolia, pour investir dans le secteur», nous déclarait un ancien diplomate français en poste à l’époque sous couvert de l’anonymat. De fait, les services économiques de l’ambassade vont mettre tout leur poids dans la balance pour pousser l’autorité à remettre de l’ordre. Au final, c’est la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), sous la direction de l’actuel président de la région Mustapha Bakkoury, et le ministère de l’Intérieur, qui vont mettre la main à la poche. Le tour de table va ainsi être réaménagé de sorte à ce que la CDG détienne 34% en contrepartie de près de 2 milliards de dirhams d’investissements, en plus d’une injection immédiate de liquide de la part du ministère de l’Intérieur afin d’acquérir de nouveaux bus. Transinvest descend ainsi à 46% et la RATP reste à 20%. Depuis cette date, le comité de suivi mixte, seul organe de gouvernance prévu par contrat de gestion délégué signé entre la ville et M’dina bus, ne s’est plus réuni. Pire, son règlement intérieur ne sera rédigé qu’en 2012 alors même que la délégation de service public a été faite en 2004. Ce qu’il faut garder en tête, c’est que la gestion déléguée du transport en commun à Casablanca était la première du genre au Maroc et s’est faite avant même la création du cadre juridique dédié, la loi 54-05 entrée en vigueur en 2006.

Le délai de trop

En 2012, sous la pression grandissante de M’dina bus qui va demander l’arbitrage du ministère de l’intérieur, ce dernier va diligenter une mission d’évaluation du contrat menée par le cabinet de stratégie Valyans. Cette étude va finalement attester du déséquilibre du contrat. C’est encore une fois le ministère de l’Intérieur qui viendra sauver l’engagement avec une injection de 300 millions de dirhams. Une commission ad hoc, non contractuelle, va aussi voir le jour pour renégocier le contrat. Elle devait mettre en place des mécanismes de révision visant l’équilibre économique de la gestion déléguée dont le déficit d’exploitation atteignait, selon M’dina bus, 120 millions de dirhams annuellement. Entre-temps un accord est trouvé entre les parties en conflit. M’dina bus avait ainsi l’obligation d’injecter 400 millions de dirhams dans son capital et la commune urbaine sous la présidence de Sajid devait mettre en place des couloirs de bus dédiés, assainir l’environnement d’exploitation, mettre fin aux autres concessionnaires et les grands taxis… In fine, selon la Cour des comptes, seuls 248 millions de dirhams ont été débloqués.

«Le contrat a été déséquilibré depuis le départ. Il est techniquement impossible de le revoir. Que ce soit le délégataire ou le délégant, personne ne pouvait tenir ses engagements, mais les deux tenaient en otage les Casablancais», affirme Houcine Nasrollah, élu au conseil de la ville de Casablanca actuellement dans l’opposition. Ce qui explique le dialogue de sourds entre la ville et son prestataire. «Nous avons demandé près de 400 fois de rencontrer la ville sans que ça se fasse. La communication a été rompue avec le conseil de la ville durant près de 10 ans», affirme pour sa part un ancien de M’dina bus. Et d’ajouter: «Il a fallu ainsi l’intervention du ministère de l’Intérieur pour réaliser l’extension de certaines lignes de bus vers des quartiers nouvellement urbanisés sans étude de déplacement ni économique…», affirme notre source. Pour une ville comme Casablanca, en plein boom immobilier, qui a vu sa population s’accroître de près d’un million d’habitants entre 2004 et 2014, ça relève sinon du scandale du moins de l’irresponsabilité. «C’est surtout de l’amateurisme et de l’incompétence», glisse Nasrollah.

Laisser pourrir

Il va falloir attendre 2016 pour que la ville reprenne langue avec son délégataire. «C’était plus protocolaire qu’autre chose, la ville cherchait plus à gagner du temps», affirme une source ayant assisté à la réunion. «C’est complètement ridicule pour la majorité actuelle de feindre de découvrir le sujet. Les actuels gestionnaires de la ville étaient tous dans les affaires depuis 2003, la seule différence c’est qu’ils ont aujourd’hui la majorité absolue et ne peuvent plus cacher leur incompétence», affirme sans sourciller Houcine Nasrollah. Et d’ajouter: «Si le maire Abdelaziz El Omari a lancé un soi-disant audit sur l’exécution du contrat avec M’dina bus c’était plus pour se dédouaner de la gestion précédente alors que c’était les élus PJD qui étaient en charge de la mobilité depuis 2003». De fait, par cette manœuvre politicienne, le maire de Casablanca va faire financer par l’argent de la Commune une étude qui incrimine la ville. L’étude confiée à KPMG a estimé le manque à gagner de M’dina bus entre 2004 et 2014 à près de 4,7 milliards de dirhams. Une étude dont la ville finira par refuser les livrables et qui va ouvrir le champ à une poursuite judiciaire de l’ancien délégataire contre son autorité délégante. «Il était impossible que les résultats aient été différents car toutes les billes étaient entre les mains du délégataire, il pouvait présenter sa propre structure des coûts d’exploitation, son chiffre d’affaires réel ou fictif, le nombre de kilomètres parcourus, sa flotte, le nombre de passagers, etc. Du fait du manque de communication entre la ville et le délégataire et de l’absence d’un mécanisme de suivi de l’exécution du contrat, la ville n’a concrètement aucun élément pour contredire son prestataire…», affirme ainsi une source proche du dossier. Par la suite, d’autres études plus en faveur de la ville vont être lancées par le tribunal administratif qui croule sous une dizaine de plaintes et de contre plaintes dans ce qui promet d’être un feuilleton judiciaire dont les plus grands perdants sont les contribuables casablancais lesquels devront payer au bas mot, selon les diverses sources, près de 2 milliards de dirhams. In fine, et devant l’impossibilité de continuer avec M’dina bus, la mairie va décider de suspendre le contrat qui la lie à son prestataire en se basant sur le constat de dégradation de service. Une décision contestée actuellement devant les tribunaux. S’en suivront d’autres décisions cavalières.

Rafistolage

En effet, après l’annonce de la rupture de contrat avec M’dina bus, en 2017, l’Etablissement de Coopération Intercommunal (ECI) «Al Baida», nouvellement créé, va mandater la SDL Casa Transport pour lancer des appels d’offres pour préparer l’après M’dina Bus. Cet ECI Al Baida, qui regroupe 18 communes du Grand Casablanca, est une structure juridique ad hoc prévue par la loi qui a la possibilité de gérer des dossiers où plusieurs communes ont des intérêts en commun comme le transport ou de grandes infrastructures.

Rapidement après le lancement de l’appel d’offres pour la présélection des opérateurs chargés de l’exploitation du réseau de bus du grand Casablanca, M’dina bus tente de l’annuler en juin 2018 auprès du tribunal administratif de Casablanca. Une tentative infructueuse mais qui sera repêchée en appel, où la juridiction ordonnera l’arrêt de l’exécution du marché en décembre. Motif invoqué, la SDL n’a pas le droit de lancer cet appel d’offres, c’est à l’ECI Al Baida de le faire. «Ce qu’il faut savoir, c’est que la ville, bien qu’elle dispose d’un service juridique dans son organigramme, ne le consulte pas dans les faits. Ça reste sur le papier», affirme Nasrollah. Une affirmation grave pour une ville qui dépense des milliards de dirhams, notamment en appels d’offres. Contactés par nos soins, plusieurs responsables dans la gestion de ce dossier dont l’adjoint du maire Abdessamad Haiker ayant depuis Sajid géré ce dossier et le directeur de Casa Transport Nabil Belabed, ayant succédé en septembre 2018 à Youssef Draiss, se sont dits indisponibles pour répondre à nos questions malgré plusieurs relances.

Fausse urgence

Quoi qu’il en soit, après l’annulation de l’appel d’offres, c’est le retour à la case départ. Sauf qu’entre-temps, près de deux ans se sont écoulés entre palabres, études, contre-expertises, procédures judiciaires et désengagement de M’dina bus dont la qualité des services et du matériel roulant n’a cessé de se dégrader faute d’entretien et de motivation à continuer. Plusieurs bus vont d’ailleurs prendre feu en plein centre de Casablanca sans que cela émeuve outre mesure les gestionnaires de la ville. Un nouvel appel d’offres est lancé par l’ECI à la fois pour l’acquisition de 700 bus mais aussi pour le choix du prestataire. Cette fois-ci sera-t-elle la bonne? «L’ECI suppléé par Casa Transport a été accompagnée par un des grands bureaux d’avocat de Casablanca rompu aux deals internationaux. Le contrat est calqué sur celui de la gestion du tramway», nous affirme une source proche du dossier. La situation n’est pas réglée pour autant et d’autres problématiques sont soulevées par cet appel d’offres finalement octroyé à Alsa Transport. La dernière invalidation par la Cour d’appel du tribunal administratif d’Imane Sabir, présidente de la commune de Mohammedia et de l’ECI Al Baida, donne des sueurs froides à tous ceux qui ont monté le dossier d’attribution du contrat de gestion du transport par bus à Casablanca. En effet, cette invalidation fragilise tout le processus. «Il y a un risque, mais la décision n’est pas rétroactive. Par contre il semble que le gouverneur de Mohammedia tarde à notifier la décision définitive du tribunal la rendant inopérante. C’est sûrement pour ne pas perturber tous les efforts en cours dans le dossier du transport», affirme Mehdi Mezouari, ancien parlementaire et élu local de Mohammedia. En effet, selon la procédure, c’est le gouverneur qui doit notifier la décision et annoncer la vacance du poste de la présidence qui de fait va déchoir Sabir de son poste à la tête de l’ECI. Un nouveau rebondissement qui risque de retarder encore plus les choses. Or, il se trouve que le cumul des retards a fait que la commande des bus, dont les contours sont encore flous aujourd’hui, risque de ne pas arriver à temps. «Pour la ville de Rabat, et alors qu’elle n’a commandé que la moitié des bus que demande Casa, la livraison est toujours en cours. La date avancée d’octobre 2020 pour recevoir les 700 nouveaux bus semble compromise», affirme un expert du transport en commun d’une grande institution internationale. La solution de location de longue durée de 400 bus en admission temporaire risque ainsi de durer au-delà du terme prévu d’une année. Par ailleurs, «une ville comme Casablanca serait-elle suffisamment desservie avec seulement 700 bus alors que l’ancien contrat datant de 2004 en prévoyait 1.200?», s’interroge Nasrollah. Et d’ajouter: «Il faut aujourd’hui au moins le double des bus prévus pour décongestionner la ville. Le fait de parier sur le tramway pour remplacer les bus est une solution non viable sur le long terme». Le contrat qui prévoit une soixantaine de lignes à gérer pendant 10 ans table sur un nombre moyen de voyageurs de 100 millions par an pour un chiffre d’affaires prévisionnel de 730 millions de dirhams annuellement.

Manque de vision

En effet, selon des études réalisées en 2017 et en 2018, moins d’un quart des Casablancais prennent les transports en commun. Ils sont plus de 660.000 à prendre le bus quotidiennement. 690.000 prennent les grands taxis. Près de 124.000 prennent la ligne 1 du tram et 55.000 pour la ligne 2, soit un total de 1,8 million de déplacements sur 7,8 millions quotidiens. Même avec 3 autres lignes de tramway et 2 lignes de bus à haut niveau de services (BHNS) équivalent à des lignes de tram, les 700 nouveaux bus répartis sur une soixantaine de lignes restent insuffisants pour une ville de 4,3 millions d’habitants. A titre de comparaison, une ville comme Naples en Italie dispose de 125 lignes de bus pour 4,4 millions d’habitants avec 2 lignes de métro et 3 lignes de tram. Santiago du Chili, 5,2 millions d’habitants, dispose de 5 lignes de métro, 5 lignes de tram et 379 lignes de bus et 14 lignes BHNS. Pareil pour Medellin en Colombie avec 3,8 millions d’habitants qui dispose de 2 lignes de métro, une ligne de tram, 2 lignes BHNS et 4.150 bus en circulation. La question qui se pose est comment la ville compte gérer l’évolution des besoins de la population avec un contrat aussi limité. D’autant plus qu’elle se contente des lignes existantes et ne prévoit ni des voies dédiées aux bus ni de redéployer les grands taxis, encore moins de sévir contre les compagnies qui transportent de manière illégale plus de 33.000 Casablancais sur une dizaine de lignes quotidiennement depuis 2004. L’évolution du dossier du transport urbain par bus est ainsi une illustration de la légèreté et le manque de vision avec lesquels sont gérées les affaires des Casablancais. Une légèreté qui frôle l’irresponsabilité où l’on est plus en train de parer au plus urgent et de chercher des effets d’annonce.