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ALE, une tête de Turc

Enquête octobre 2019

ALE, une tête de Turc

Poussé par quelques opérateurs au début des années 2000, l’ALE Maroc-Turquie semble devenir un faire-valoir pour le déploiement turc au Maroc.

«L’accord avec la Turquie est celui qui fait le plus mal!». C’est ainsi que décrit Latifa El Bouabdellaoui, directrice des Relations Commerciales Internationales au Ministère de l’Industrie, l’Accord de Libre-Echange (ALE) Maroc-Turquie lors d’un des panels organisés à l’Université d’été de la CGEM au début du mois de septembre. Dans une salle exiguë, la trentaine de présents à ce panel semblait partager l’avis de cette représentante de l’Etat marocain quant à son analyse des divers ALE signés par le Maroc. Avant d’ajouter: «Il faut se poser la question est-ce que c’est l’accord qui pose problème ou autre chose…». En effet, l’opinion largement défendue dans les milieux économiques marocains selon laquelle le Maroc a perdu en signant l’ALE avec la Turquie ne résiste pourtant pas à une analyse plus fouillée. D’autant que les faits semblent quelque peu contredire une croyance largement intégrée par l’élite économique du royaume. 

Une perception d’invasion

En effet, la part des importations d’origine turque dans l’ensemble des importations marocaine est de 4,5%. Il est vrai que cette part a explosé depuis 2006, année de l’entrée en vigueur de l’Accord de Libre-Echange (ALE) Maroc-Turquie, mais il n’en demeure pas moins que cette part reste somme toute assez modeste en comparaison avec d’autres partenaires qu’ils soient liés par des ALE avec le Maroc comme l’UE (54% des importations) ou les USA (8%), ou pas comme dans le cas de la Chine (10%). Toutefois, cet accord est plus stigmatisé que les autres. Il faut dire que les importations des produits turcs dans le cadre de l’ALE représentent 72% de l’ensemble des importations marocaines en provenance de ce pays, contre 46% dans le cas des USA, 42% des importations en provenance de l’UE. C’est-à-dire qu’au moins deux tiers des importations marocaines venant de Turquie dépendent de l’ALE, ou du moins sont encouragés par celui-ci. En valeur, cela représente 15,5 milliards de dirhams. Un montant en hausse de 14,7% par rapport à 2017. Il représente au total 10% des importations du Maroc dans le cadre de tous les Accords de libre-échange signés.

Ainsi selon les statistiques de l’Office des changes, les importations en provenance de Turquie ont atteint 21,5 milliards de dirhams en 2018, en hausse de 11,4% par rapport à 2017 et de 36% par rapport à 2015. En 2006, année de l’entrée en vigueur de l’ALE Maroc -Turquie, les importations atteignaient à peine 5,5 milliards de dirhams. Elles ont donc quadruplé en 13 ans. «Si ces produits n’étaient pas importés de Turquie, ils le seraient d’un autre pays», tonne Taieb Aiss, président de l’association professionnelle Amal Entreprise et organisateur du forum d’affaires Maroc-Turquie en 2013 ayant coïncidé avec la visite officielle de Recep Tayyip Erdogan. Pour ce connaisseur des relations maroco-turques, «le problème du déficit commercial entre le Maroc est la Turquie ne vient pas tellement du déséquilibre de l’ALE, mais de la faiblesse de l’économie marocaine. Si il y a importations massives c’est qu’il y a importateurs actifs».

Et des importateurs, il y en a. Un simple petit tour à Derb Omar suffit pour s’en rendre compte. Plusieurs produits originaires d’Anatolie ont de plus en plus remplacé les produits chinois, italiens ou espagnols. Et pas qu’à Derb Omar. A Derb Ghallef et Hay Mohammadi aussi. Les principaux marchés de gros de Casablanca semblent de plus en plus envahis par les produits «made in Turkey». Textile de maison, prêt-à-porter, cosmétiques, détergents, produits agroalimentaires, biens d’équipements ménagers ou biens d’équipements industriels, certains de nos contacts parlent même de dispositifs médicaux où des marques turques commencent à gagner du terrain. Les exemples n’en finissent pas pour tendre à affirmer une percée commerciale des Turcs en terre marocaine. En effet, les ventes turques sur le marché marocain se caractérisent par leur diversité, toutefois cette percée commerciale reste relative.

Faiblesse de la compétitivité marocaine

En 2017, les principales importations étaient constituées des produits finis de consommation pour 9 milliards de dirhams, soit 10% des importations marocaines de ce poste, des demi-produits pour 5,1 milliards de dirhams, soit près de 6% des importations marocaines de ce poste et de produits finis d’équipements industriels pour 2,9 milliards de dirhams, soit près de 3% des importations marocaines dans ce domaine. «Les produits turcs sont conformes aux standards de qualités européens avec un prix inférieur de près du tiers à des produits en provenance d’Europe occidentale. La Turquie est aussi beaucoup plus proche culturellement et en termes d’habitudes de consommation des Marocains. Le coût logistique et la durée sont aussi nettement plus bas que la Chine. Il faut compter entre 10 et 15 jours pour être livré de Turquie contre 45 à 60 jours pour recevoir des produits de Chine», égrène Taib Aiss.  Et d’ajouter: «La Turquie a réussi à construire grâce au soutien de l’Etat une base industrielle et commerciale solide qui permet de se déployer sur de nouveaux marchés. D’autre part, le Maroc cherche à diversifier ses partenariats commerciaux en choisissant des fournisseurs qui répondent à des standards de qualité européens avec des prix relativement abordables, c’est ce qui fait cette impression de percée commerciale turque au Maroc». Un propos que nuance l’industriel et ancien président de la Fénagri Hakim Marrakchi. Pour lui, ce n’est pas tellement un problème d’ALE mais une incompatibilité du cadre général du commerce extérieur avec les accords de l’OMC. «Le Maroc est un pays trop ouvert au commerce extérieur alors que la Turquie ne l’est pas, ce qui explique le déficit commercial avec ce pays. Par ailleurs, dans le cadre des produits de consommation comme les produits agroalimentaires, le cadre général des douanes reste en décalage avec les réalités économiques du Maroc. D’une part nous avons les Accords de libre-échange et les accords de l’OMC qui permettent une grande liberté de commerce de produits finis industrialisés, d’autre part nous avons des droits de douane encore imposés sur des produits agricoles qui sont des matières premières pour l’industrie agroalimentaire». Pour illustrer son propos, Marrakchi donne l’exemple des produits chocolatés. La Turquie comme le Maroc ne produisent pas de cacao, mais le Maroc importe des biscuits à base de chocolat ou du chocolat à partir de la Turquie. Des produits qui sont vendus à des prix défiant toute concurrence. Pour Marrakchi, cette contradiction vient du fait de l’inadaptation des règlementations nationales avec une politique d’industrialisation de l’agriculture contrairement à la Turquie. «Sous couvert de protéger l’agriculture, on va imposer des droits de douane très importants sur les amandes, le cacao, ou les noisettes pouvant atteindre 400% alors que la production marocaine est quasiment nulle sinon insignifiante par rapport à la consommation finale. Or il se trouve que ces produits, tout comme le sucre par exemple, sont utilisés par l’industrie comme intrants, ce qui pénalise la compétitivité prix des produits marocains face aux produits turcs par exemple». L’autre point soulevé par notre industriel est que «la douane au Maroc est réduite à un rôle de perception des droits de douane, tout en neutralisant le rôle de police économique qui consiste à trouver des dispositifs d’équilibre entre les importateurs et les industriels».

Divers secteurs

Et ce ne sont pas que les importateurs marocains qui interviennent sur le marché. De plus en plus d’entreprises turques profitent des Accords de libre-échange. Selon une note interne du département de l’Economie et des Finances réalisée il y a quelques années, l’intérêt pour le marché marocain a pris une grande ampleur auprès des investisseurs turcs et le nombre des entreprises turques installées au Maroc a considérablement augmenté et dépasse aujourd’hui 80 sociétés. Les 80 entreprises turques présentes au Maroc opèrent dans les secteurs du textile, de l’alimentation, du mobilier, de l’immobilier, de la construction et des infrastructures, en particulier les autoroutes et les chemins de fer. Les secteurs d’activité de ces sociétés sont diversifiés et englobent, entre autres, le textile (Mint’s Textil, Isko Maroc…), l’agroalimentaire (Istanbul Cheese..) et l’ameublement (Istikbal, çilek, Kilim, Zebrano…), Toutefois, les investissements les plus importants sont réalisés par les sociétés turques de bâtiment et travaux publics (Anatolia, Istanbul Hisar, Maksem Development, Dogus…). Celles-ci opèrent principalement dans le domaine de la construction et des infrastructures, notamment les autoroutes, les chemins de fer, etc. Toutefois cette dynamique semble s’enrayer quelque peu suite aux divers accrocs qu’ont eus certaines entreprises d’Anatolie, notamment dans le BTP. La crise qu’a connue la livraison de l’autoroute Casablanca-Safi est passée par là, mais aussi l’immobilisation du boulevard des Almohades suite aux travaux de la trémie qui ont été confiés à une entreprise turque justement pour éviter une période trop longue de blocage. Selon une source proche du dossier, et suite aux nombreux couacs des entreprises turques, plusieurs appels d’offres, notamment dans le transport urbain à Casablanca, seraient bloqués en lien avec un fort lobbying des entreprises de BTP nationales contre leurs homologues turques.

Quoi qu’il en soit, c’est encore une fois le différentiel de compétitivité qui pousse ces entreprises à s’implanter au Maroc mais aussi les dispositifs de soutien mis en place par les autorités turques. Ainsi, selon une source officielle ayant requis l’anonymat, le gouvernement turc soutient ses entreprises en leur «payant les frais de location de leurs implantations commerciales. Il n’est pas anormal de voir des enseignes turques même vendant des produits entrée de gamme s’installer dans les malls ou les grandes avenues commerçantes du pays, puisqu’une partie de leurs charges d’établissement est prise en charge comme soutien à leur déploiement».

Cheval de Troie

L’exemple de BiM est assez éloquent dans ce sens. En 10 ans d’implantation la chaîne de grande distribution turque a atteint près de 500 points de vente.  En 2018 elle totalisait 442 magasins au Maroc et prévoyait l’ouverture de 60 autres en 2019. Un objectif largement réalisable puisqu’elle a ouvert 60 magasins l’année d’avant. Et alors que la critique la plus répandue est que les magasins étaient déficitaires, le rapport annuel de l’opérateur de retail annonce en 2018 qu’il a atteint son seuil de rentabilité opérationnel après 9 ans d’implantation. La chaîne turque qui comptait près de 2.565 employés en 2018 est ainsi bien partie pour continuer sa percée. Ainsi, après avoir ciblé les grandes villes dans un premier temps, BiM se positionne de plus en plus dans les petites localités, contribuant par la même occasion à démocratiser la distribution moderne au Maroc, un défi que n’ont pas réussi à réaliser les grandes chaînes nationales. Comme expliqué dans un article publié sur Economie Entreprises en janvier 2018, en achetant une partie de magasins et en louant une autre, les Turcs sont dans une vraie course à la taille. Ça serait même le cœur de leur modèle de développement. En effet leur stratégie logistique leur impose une grande capillarité pour qu’ils  puissent optimiser les coûts, notamment logistiques. Le discounter turc doit ouvrir plusieurs magasins les uns à côté des autres d’une part pour assurer des volumes nécessaires et d’autres part pour baisser les coûts d’acheminement. C’est ce qui est appelé un modèle logistique en grappe qui permet de minimiser le coût pour desservir les magasins par camions, et qui permet aussi d’écraser les prix et d’augmenter la marge brute malgré la faible taille des magasins. En ouvrant un magasin, BiM attaque tout le quartier, et doit démultiplier ses points de vente à l’intérieur du même quartier pour optimiser ses coûts. En somme au lieu d’ouvrir un hypermarché ils le saucissonnent en plusieurs petits magasins les uns à côté des autres, le tout subventionné par l’Etat turc permettant un amortissement de cette stratégie agressive mais aussi d’être un porte-drapeau des marques turques au Maroc.  Ne disposant pas de marque distributeur à proprement dit, mais d’un ensemble de partenaires industriels marocains et turcs, BiM a ainsi permis d’introduire et d’habituer les Marocains à consommer des produits venant d’Anatolie. En effet, selon plusieurs sources, l’installation de BiM et de ses marques y a grandement contribué. Alors que les produits chinois bon marché ont mis près de vingt ans avant de s’imposer massivement, grâce à BiM  les produits venant de Turquie ont mis seulement 5 ou 6 ans. La vitrine commerciale qu’offrent les BiM partout au Maroc est un grand avantage et pas seulement pour les produits de biens de consommation courante. Plusieurs témoignages que nous avons pu recueillir aussi bien pour les besoins de cet article ou de celui spécifiquement dédié à la percée commerciale de BiM au Maroc paru en 2018 laissent entrevoir que plusieurs grossistes de produits de consommation de masse ont dans un premier temps pu profiter du corridor logistique de BiM pour pénétrer le marché marocain. Il s’agit notamment des grossistes de Derb Omar, le centre logistique de toute la distribution traditionnelle marocaine représentant plus de 85% du marché. Ainsi, Hicham, un grossiste à Derb Omar, nous a affirmé qu’«il y a 5 ans je vendais 80% de produits chinois et 20% de produits marocains, aujourd’hui c’est quasiment du 40% chinois, 50% turc et moins de 10% marocain». Pour lui, la porte d’entrée pour les produits turcs était BiM. «J’ai commencé par acheter en demi-gros certains articles que ramenait BiM le vendredi. Je ne vous révélerai pas comment je procédais mais c’est monnaie courante pas seulement chez BiM mais dans toute la grande distribution… Bref de fil en aiguille j’ai pu me lier avec des intermédiaires marocains puis turcs jusqu’à me fournir directement en Turquie dans les mêmes usines qui fabriquent pour BiM», témoigne notre source sous couvert de l’anonymat.

Corridor logistique

Pire, il affirme même que les fournisseurs de BiM ont plusieurs clients au Maroc autres que le retailer turc et que ceux-ci profitent du corridor logistique mis en place par la chaîne de magasins. Il nous assure même que quasiment tout Derb Omar adopte le même circuit surtout pour les produits agroalimentaires, de nettoyage et d’hygiène, le cosmétique et les produits textiles, notamment les tapis. Le même son de cloche nous avons pu le recueillir à la kissariat de Hay Mohammadi pour le textile de maison. «Si certains produits textiles comme les draps continuent à entrer par Melilia via Nador, les rideaux ou les tissus pour les salons marocains viennent de Turquie», nous affirme un commerçant sur place. Toutefois, comment les Turcs rentabilisent-ils leur transport s’ils reviennent vides du Maroc ? En effet, les exportations marocaines ne dépassent pas les 5 milliards de dirhams annuels avec de très fortes baisses entre 2016 et 2018. «Les Turcs sont très malins, affirme Aiss, les lignes maritimes qui viennent vers le Maroc touchent par la suite les ports européens pour ne pas repartir vides vers la Turquie. En gros, ils déversent leurs marchandises au Maroc avant de s’approvisionner en Europe et repartir pleins vers la Turquie».

Les Marocains qui commencent à peine à découvrir la Turquie avec près de 120.000 touristes marocains en 2018 contre 32.000 en 2016 promettent un bel avenir à la présence de l’Anatolie en terre marocaine. L’embellie des restaurateurs proposant des spécialités turques dans les grandes villes marocaines est là pour rappeler cet état de faits. Le montant du déficit commercial du Maroc avec la Turquie qui s’est envolé à 16 milliards de dirhams en 2018 contre 12,4 milliards en 2017 et 10,7 milliards en 2016, alors qu’en 2006, il se limitait à 4,4 milliards, risque de suivre cette tendance longtemps. Tout comme le taux de couverture qui ne cesse de se creuser et qui réussit à peine à couvrir le tiers de nos importations risque fort d’être rejoint par le déficit de la balance des paiements avec la déferlante des touristes marocains et l’arrivée attendue des prestataires de services turcs. Pour les besoins de cet article nous avons contacté officiellement l’Ambassade de la République de Turquie au Maroc sans recevoir de réponse, malgré les assurances que nous avons reçues sur la bonne fin de la demande.