fbpx

«Les Assises justifient les demandes de baisse d’impots»

Economie juin 2019

«Les Assises justifient les demandes de baisse d’impots»

L’enjeu du projet de réforme fiscale réside, pour Rédouane Taouil, professeur d’économie à l’Université de Grenoble, dans la question de la capacité de l’Etat à imposer l’impôt et à l’utiliser pour soutenir la croissance et réduire les inégalités.

De nombreuses recommandations de réforme émanant des Assises de la fiscalité partent du leitmotiv que la pression fiscale pèse sur les comportements des entreprises et bride la compétitivité de l’économie nationale. Est-il possible de soutenir une affirmation dans le cas de l’économie marocaine?

L’exercice de prescriptions qui a marqué les Assises s’est attaché à apporter des justifications à la demande d’allégement des prélèvements obligatoires en puisant dans la doxa fiscale dominante. L’idée de base de ce référentiel est que l’excès des prélèvements obligatoires et l’inadaptation du système fiscal affectent, à travers la variation des prix, les comportements d’offre et de demande et créent des distorsions qui brident la compétitivité. Dans cette optique, l’impôt est appréhendé comme une charge excédentaire qui engendre des pertes de bien-être. Cette idée apparaît fragile à maints égards. La pertinence du taux de prélèvements obligatoires est, en effet, sujette à discussion. Il gomme les contreparties correspondant à la qualité de l’infrastructure, des services d’éducation et de santé et leur impact sur la productivité et la croissance. Dans le même temps, il s’agit d’une catégorie globale qui, non seulement ne reflète pas les taux d’imposition individuels supportés par les contribuables, mais ne peut servir à des comparaisons internationales, d’autant que les modes d’évaluation et les conventions comptables sont souvent différentes. Tel qu’il est employé, le terme de «compétitivité» se ramène à la maîtrise des coûts et charges et conduit de ce fait à assimiler l’économie nationale à une entreprise individuelle. Cette analogie est fallacieuse. Pour peu que l’on puisse parler de compétitivité d’un pays, elle réside dans sa capacité à croître en répondant à la demande domestique et étrangère. Dans ce cas, l’appréciation de cette capacité sollicite la référence aux déterminants de la croissance à long terme et leur interdépendance. La dynamique de l’économie est conditionnée dans ce sens par un ensemble d’éléments où la fiscalité ne saurait être tenue pour une composante centrale. Le lien supposé entre le poids des prélèvements et la compétitivité est, au total, introuvable et l’appel à l’atténuation de pression fiscale sans… raison.

Certaines interventions n’ont pas manqué de soulever la question des fraudes fiscales et du manque à gagner en termes de ressources pour l’Etat. L’intervention de Zouhair Chorfi a d’ailleurs créé une levée de boucliers jamais vue auparavant…

Ces pratiques, qui relèvent bien de l’informalité, amènent à mettre en cause le  découpage de l’économie entre un secteur formel indemne de toute illégalité et un secteur informel qui ne satisfait pas aux obligations légales. Cette image omet le fait que l’informalité, en tant qu’infraction aux règles et des codes édictés par l’Etat, concerne les unités formelles. Les entorses au droit fiscal, au même titre que les transgressions à la législation du travail et à d’autres réglementations, participent d’une imbrication entre le légal et l’illégal. L’informalité fiscale est étroitement liée à la procédure déclarative qui offre à ses assujettis la possibilité de minorer les recettes et de gonfler les charges et de procéder à d’autres contournements. De ce fait, elle participe de la corruption en tant que poursuite d’intérêts particuliers ou catégoriels au mépris de la loi et aux dépens de l’intérêt général. Les pertes de recettes consécutives à l’informalité sont multiples comme le révèlent les bases d’informations fiscales et patrimoniales. Sous ce rapport, elles entravent les fonctions de gestion de la conjoncture et de redistribution du bien-être social.

On constate par ailleurs que le débat a peu porté sur les liens entre la réforme fiscale et «le nouveau modèle de développement»…

Centré sur les comportements des agents face à l’impôt, le débat n’a, en effet, guère abordé la question de la mobilisation de la fiscalité en vue de sortir de la trappe de la croissance molle et d’améliorer les performances d’emploi et bien-être social. Tel qu’il est conçu, le projet de réforme fiscale vise à renforcer la capacité d’action de la politique budgétaire. Dans ce contexte, le décideur public peut réorienter ses actions dans le but d’atténuer la volatilité de la croissance et ses effets de persistance. La politique fiscale peut développer le potentiel des stabilisateurs automatiques qui résulte de la réponse spontanée des recettes et des dépenses publiques à la variation de l’activité. Dans le même temps, elle peut consister en des interventions discrétionnaires par des augmentations des prélèvements en cas de surchauffe et des diminutions dans le cas inverse. Une telle réactivité est de nature à éviter les biais pro-cycliques que produit la stricte discipline budgétaire. S’en tenir à l’application mécanique de la norme de contrôle du déficit de 3%, quels que soient les chocs défavorables qui affectent l’économie, conduit à des effets pervers. La réforme fiscale est susceptible d’offrir l’opportunité d’assortir la politique budgétaire de plus de flexibilité en vue d’amortir le cycle économique.

Face à la montée des inégalités, quelle orientation peut avoir la politique budgétaire dans le sillage de la réforme?

L’extension de la capacité budgétaire de l’Etat peut contribuer à la redistribution des ressources et servir des objectifs d’équité. Les inégalités dues à la persistance du rationnement de l’accès à l’emploi, au caractère massif du chômage des jeunes, à l’extension de la vulnérabilité et aux disparités d’accès aux services d’éducation justifient à l’évidence l’engagement des actions redistributives. L’imposition progressive et les dépenses publiques sont à travers les transferts de pouvoir d’achat et les prestations des vecteurs primordiaux d’atténuation des inégalités. Contrairement aux poncifs, il n’y pas de dilemme entre efficacité et équité. A cet égard, la politique fiscale peut être mobilisée en vue d’améliorer la qualité des secteurs sanitaires et éducatifs et d’augmenter la croissance potentielle. De par leurs effets bénéfiques, les dépenses publiques favorisent la progression de la productivité et des revenus et créent les conditions permettant aux individus de mettre en œuvre leurs capacités. Dans le même temps la redistribution atténue les conflits de répartition des richesses et soutient la mise en place d’institutions publiques favorables au développement. Sans redistribution fiscale, la question de «la vie bonne», posée dans la Grèce antique il y a plus de 2.400 ans, risque d’être renvoyée… aux calendes grecques.