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Le Miroir aux Alouettes

Enquête août 2018

Le Miroir aux Alouettes

L’activité économique de la ville de Tétouan est au ralenti. La vieille sœur oubliée de Tanger subit les effets d’une véritable hécatombe économique.

Cabo Negro. Le soleil tape bien fort, une petite brise marine adoucit l’air et le reflet de la lumière sur la Méditerranée lui donne cette couleur bleue typique. On est bien en été sur les belles plages à sable fin du Nord. Sauf que, paradoxalement, la circulation est fluide. Pas de longues files de voitures pare-choc contre pare-choc entre Tétouan et Fnideq comme c’est souvent le cas à partir de juillet. La circulation cauchemardesque a comme par magie disparu. La destination a-t-elle perdu de son attrait? Il est vrai que cette année, la saison estivale a commencé avec du retard, du fait d’un été particulièrement froid avec trois à six degrés de moins que la moyenne saisonnière. Mais, pas de quoi, en principe, défaire le nord du Maroc de son statut de destination à la mode. Et pour cause, de nombreuses familles marocaines, sans oublier les MRE, ont l’habitude de prendre leurs quartiers d’été sur les côtes méditerranéennes, s’inspirant en cela de la tradition instaurée par le roi depuis des années.

L’arrivée tardive des touristes questionne la saisonnalité de l’activité.

Saison morte
Et pourtant, les plages sont désespérément vides. Et même à Fnideq, où l’on voit au loin la magnifique silhouette du voilier Al Boughaz 1, étroitement escorté par les hors-bords et les jet-skis de la garde royale, l’activité n’est pas celle de la haute saison. En fin de journée, devant la station de taxis ramenant les estivants à Tétouan ou Tanger, d’habitude chaotique à cette heure, il n’y a pas foule. Malgré la mauvaise organisation du service, le temps d’attente est minime. Il est vrai qu’à peine 1 million de MRE sont arrivés en juillet contre au moins le double d’habitude. Et si pour les estivants, l’absence de foule est agréable, pour le secteur touristique qui marche deux mois par an dans la région de Tétouan, cette donne est particulièrement catastrophique.
Sur la route retapée à neuf entre Fnideq et Tétouan, juste après Martil, une nouvelle rocade permet d’éviter l’ancienne entrée de la ville. Contournant la zone industrielle et l’aéroport, la voie finit sur deux trémies inaugurées cette année et décorées aux couleurs et motifs de la ville, accueillant les visiteurs à grand renfort de drapeaux rouge et vert.
L’ancienne capitale de la colonisation espagnole et siège du Khalifa (représentant du Sultan dans le nord du Maroc) n’est plus aujourd’hui que l’ombre d’elle-même. Non pas qu’elle se soit physiquement détériorée, comme c’est le cas de plusieurs villes marocaines, au contraire. Aussi bien sa médina multiséculaire, reconstruite au XVIe siècle par les réfugiés andalous de la Reconquista, que la ville nouvelle espagnole sont relativement bien conservées. En réalité, il s’agit d’autre chose. C’est d’une longue agonie économique que souffre la ville. Anciennement industrieuse et à l’activité commerciale et artisanale florissante, la colombe du Nord se cherche aujourd’hui une nouvelle vocation.

Victime de Tanger?
«Nous sommes victimes de l’essor de Tanger. C’est un sentiment partagé dans la ville», se désole Anas Sordo, directeur de l’Ecole nationale des arts et métiers et grand connaisseur de Tétouan. Et ce cadre du ministère de la Culture d’ajouter: «Vu les potentialités économiques, culturelles et historiques de la ville, nous estimons que nous devrions être le moteur de la région, devant Tanger». Ce sentiment certes exagéré d’un des descendants des familles historiques de la ville reflète assez bien la déception des habitants de Tétouan. Beaucoup de témoignages recueillis convergent vers le sentiment que la ville est reléguée au rôle d’une petite cité provinciale. A 60 kilomètres de Tanger par route et moins de 45 km à vol d’oiseau, la ville aurait-elle été phagocytée par sa dynamique voisine?

C’est Tanger Med qui profite de l’espace naturel et historique de Tétouan.

Histoire riche
Opportunément située dans une vallée encastrée aux confins du Rif occidental, Tétouan a toujours eu une activité commerciale et économique florissante, étant un débouché maritime de Fès et du nord du Maroc via le port de Martil. Ce dernier était relié à la ville par l’oued Mhanach, une voie fluviale connue dès l’Antiquité. Tamuda, ville historique du site de Tétouan, était installée sur la rive est de l’oued, plus en amont que l’actuelle Tétouan. Déjà, au 7e siècle av. J.-C, les anciens Tamudais faisaient la jonction avec la Méditerranée via la rivière qui serpente la vallée. Cette particularité va aussi jouer un rôle déterminant dans l’activité corsaire de la ville après la Reconquista. Tout comme Salé, Tétouan, la capitale de Lalla Aïcha Al Bahriya (plus connue comme la Sayda Al Hourra), était aux avant-postes du Jihad maritime jusqu’au XVIIIe siècle, qui marque le début de sa relégation au deuxième rang en faveur de son éternelle rivale, Tanger. Pendant cette période, le port de Martil était quasiment la seule porte d’entrée maritime du Maroc.
Les traces de cette riche histoire sont toujours visibles dans le raffinement et la diversité de la culture locale, symbolisée par une activité artisanale à l’identité propre. Que la colonisation en ait fait le quartier général de tout le Rif ne doit rien au hasard. Dotée d’un train la reliant à Sebta, la cité va connaître à partir de 1913 une nouvelle période faste avec le développement de la ville nouvelle, dotée de bâtiments art nouveau et art déco, aux colorations blanches et vertes caractéristiques. Le rayonnement culturel de la ville fait qu’elle est aujourd’hui dotée d’une douzaine de musées dont un musée dédié à l’art moderne, un musée ethnographique, un musée d’archéologie, un musée de la Résistance, un autre du patrimoine religieux… pour ne citer que ceux-là. La ville dispose aussi d’une bibliothèque d’archives nationales, dotée d’un des plus importants fonds audiovisuels sur la colonisation espagnole au Maroc, et de plusieurs musées privés fondés par les familles de la ville. Elle est par ailleurs dotée d’une Ecole des arts et métiers traditionnels installée en 1919, ainsi qu’une Ecole des Beaux-Arts datant de la même période. Proprette, la ville est réellement une perle architecturale, mais où il fait de plus en plus mal vivre.
«Historiquement, Tétouan a toujours été au centre du nord du Maroc. A contrario, Tanger était une ville de passage qui a beaucoup bénéficié des capitaux des familles tétouanaises. Toutefois, l’industrialisation du Nord va changer la donne. C’est Tanger qui a été choisie comme locomotive, même si ce sont des régions qui dépendaient historiquement de la ville de Tétouan qui accueillent l’industrie de Tanger», analyse le spécialiste en anthropologie économique et historique Khalid Mouna, originaire de la ville. «Que ce soit le port de Tanger Med, Tanger Free Zone, la zone de Melloussa, Fahs Anjra, Kssar Sghir ou encore Fnideq… toutes ces zones dépendaient administrativement de Tétouan mais ont été, à la faveur du découpage administratif décidé à Rabat dans les années 2000, rattachées à Tanger. Ce qui crée un sentiment de frustration dans la ville, car non seulement Tanger a décollé grâce à l’industrie, mais il y a comme un sentiment d’injustice car les Tétouanais sentent qu’ils n’en profitent pas».
C’est connu, sans un arrière-pays porteur, un port ne serait ni complet ni performant. Or c’est l’espace naturel et historique du développement de Tétouan qui a été octroyé au port, sans qu’il y ait eu de connexion directe entre cet arrière-pays et Tétouan. Ce faisant, en rattachant toute la zone à Tanger, les autorités ont massivement paupérisé Tétouan sans pour autant lui donner d’alternatives économiques. Alors qu’à vol d’oiseau, le port de Tanger Med est quasiment équidistant de Tanger et de Tétouan (respectivement 30 et 34 km).

La contrebande est un fléau qui empêche tout développement de la ville.

Activité au ralenti
Aujourd’hui, toutes les activités dont dépendait la ville tournent au ralenti ou ont disparu. Il faut dire que depuis l’indépendance jusqu’à la fin des années 90, Tétouan a comme d’autres villes du Nord quasiment été livrée à elle-même. A l’époque, ses principales activités se résumaient à la contrebande venant de l’enclave voisine, Sebta, et au recyclage dans le foncier et l’immobilier de l’argent provenant du trafic de cannabis, largement répandu dans les montagnes du Rif.
«Tout le Maroc était desservi par des camions de produits de contrebande à partir de Tétouan. Des cars et des camions entiers partaient de la gare routière pour Casablanca, Marrakech, Fès ou Rabat. Par ailleurs, chaque famille tétouanaise avait une petite échoppe à Bab Sebta qui lui permettait de profiter de la détaxe de l’enclave espagnole pour vivre. Aujourd’hui, avec les problèmes à la frontière et la domination de l’activité par les «Moul’ Choukkara», même l’activité de contrebande a beaucoup diminué, ou du moins ses retombées sur la ville», se désole Sordo. En asphyxiant Sebta, le port de Tanger Med a aussi ralenti l’activité (industrielle et de contrebande) de Tétouan. En effet, du fait de l’exiguïté de l’enclave, Tétouan jouait le rôle de son hinterland industriel, au point que la ville était dans les années 50 le deuxième pôle industriel du Maroc. Des usines (aujourd’hui toutes fermées) comme Bennett, Papelera de Tetúan, Phospharia de Tetúan, Tabaca Lera…, employaient des centaines d’ouvriers. Pour Sordo, aujourd’hui, «la contrebande est un vrai poison. C’est un leurre qui empêche toute initiative amenant au développement de la ville. Avec les «Moul’ Choukkara» qui dominent aujourd’hui la contrebande, le nombre de passeurs qui faisaient l’aller-retour entre les deux villes est passé de 500 à 10.000. Ce n’est plus une activité vivrière mais bien une activité détenue par des mafias qui salarient de pauvres bougres venus des montagnes autour de Sebta, mais qui résident dans les quartiers périphériques de Tétouan pour avoir un certificat de résidence ici. Par ailleurs, les bousculades et autres déconvenues à la frontière ont dissuadé les touristes qui venaient de Sebta de se rendre chez nous. C’est une vraie plaie».
Les nombreux magasins du centre-ville sont d’ailleurs exclusivement remplis de produits chinois ou turcs. «Je me fournis à Casablanca, au quartier Korea. Ici, tout le monde fait ça, témoigne souriant Aziz, un jeune commerçant du centre-ville. Les produits de Sebta? Tu vas beaucoup plus trouver de la friperie et des produits pour la cuisine, les habits et chaussures neufs et haut de gamme n’entrent plus beaucoup de Sebta. Avant, c’est nous qui fournissions le Maroc, via Korea, de ces produits venus de la contrebande. Aujourd’hui, ça nous revient moins cher de les ramener de Casablanca». Les accords de libre-échange sont passés par là, la détérioration du pouvoir d’achat et le déplacement du centre des activités vers Tanger aussi.

Tourisme saisonnier
L’autre activité phare est sans conteste le tourisme. Or justement, «en tournant le dos à la mer, le développement actuel de la ville ne permet pas de faire la jonction avec son front maritime», affirme Khalid Mouna. En effet, en choisissant à partir des années 80-90 un tourisme exclusivement balnéaire et destiné à des populations au pouvoir d’achat élevé, notamment en favorisant les résidences fermées, le patrimoine culturel de la ville a été complètement occulté. Au final, le tourisme dans la région est très saisonnier et ses retombées pour la ville sont minimes. La première ville marocaine classée au Patrimoine mondial en 1997 et la seule classée ville créative par l’Unesco est aujourd’hui quasiment inexistante dans le circuit des villes impériales. De plus, en donnant le statut de préfecture à Fnideq, les «urban planners» marocains ont complètement autonomisé la façade maritime de la ville. Résultat: alors que les hôtels de luxe se développent à 20 ou 30 km de Tétouan, la ville en elle-même ne bénéficie pas d’infrastructures de rang international. Aucun hôtel 5* par exemple n’existe dans l’agglomération même, et seulement deux hôtels 4* comptant moins de 200 lits sont situés au centre. «Il est vrai que depuis les années 2000, la ville a connu un développement urbain inimaginable mais en termes d’activités génératrices de revenus, c’est plutôt le contraire qui s’est passé», se désole M’hamed Benaboud, éminent historien et chercheur sur le patrimoine de la ville. Pour lui, «la ville dispose de potentialités touristiques hors pair qui ne sont pas exploitées: nous avons une des plus belles médinas du Maroc, un centre historique espagnol qui suscite l’admiration même en Espagne, puisque 20% du tissu construit est le fait de maîtres en architecture. Nous avons une culture montagnarde très forte, ce qui fait que nous pouvons développer un tourisme de montagne de classe mondiale, des plages de rêve, etc. Mais nous ne disposons pas d’une vision de développement harmonieux», se désole l’un des fondateurs de l’association Titaoun Smir. 

La médina se meurt
Ce manque de vision est particulièrement cruel pour l’artisanat. En remontant par Bab Nouader sur la rue des Ayoun, l’épine dorsale de la coquette médina tétouanaise, on peut se rendre compte de l’effort déployé pour valoriser la médina. Tout un programme pour réhabiliter les rues principales et pour caser les vendeurs ambulants est en cours de réalisation… depuis 2011. «Moins du tiers du  budget destiné à la médina a été débloqué, se désole Benaboud, qui a lui-même racheté quatre riads pour les restaurer. Avec l’association que nous avons montée pour ces travaux de réhabilitation, nous travaillons aux côtés des artisans locaux pour faire revivre le patrimoine de la ville. Nous avons développé une vraie expertise reconnue, car nous nous basons sur une approche scientifique avec l’appui d’universités de renommée. Dans le cas du patrimoine local, les autorités et la bureaucratie font plus partie du problème que de la solution…» Pour illustrer son propos, notre interlocuteur cite l’exemple d’une ancienne école israélite qui a été transformée en… marché pour accueillir les vendeuses de légumes qui viennent des montagnes environnantes. Les vendeuses portant des mendils (jupes en laine fine) et des chapeaux de paille multicolores, qui auraient pu être considérés ailleurs comme un cachet local, sont ici considérées comme une nuisance…
Plus haut dans la rue, c’est l’hécatombe. Des dizaines d’échoppes sont fermées. Dar Dbegh, la tannerie de la ville adjacente au cimetière historique est déserte. Au fond de l’un des magasins, un homme fume une cigarette dans la pénombre. Affalé sur sa chaise au milieu de centaines de peaux travaillées, il nous fixe avec des yeux luisants. En l’interpellant sur les heures d’ouverture de la tannerie, Lahcen Bouzid, la cinquantaine bien campée, explose: «Les heures d’ouverture? Vous vous moquez de moi!? Ici on ne travaille plus! On vient juste parce que c’est tout ce qu’on a à faire. Dans cette tannerie, nous étions il y a 15 ans plus de 120 à travailler. Aujourd’hui, on est moins de quatre qui restons à pourrir ici au milieu de la chaux et des peaux. Heureusement, moi je suis passé dans la lumière. J’ai fait grandir mes enfants. Deux d’entre eux ont pu décrocher une licence en droit. Ça ne les a pas empêchés de chômer, mais au moins mon travail les a fait grandir dignement. Aujourd’hui, il n’y a plus de travail. L’artisanat de la ville est mort et enterré», s’emporte-t-il. Et d’ajouter: «Des gens comme vous, j’en ai vu passer ici, avec vos caméras et vos questions, mais rien ne change. Au contraire, ça se détériore. Les matières premières deviennent plus chères parce que les «Moul’ Choukkara» spéculent dessus. Ils ont du capital. Nous, on ne veut pas utiliser de produits chimiques, on n’utilise que des produits naturels. Mais personne ne veut plus acheter chez nous, même si nous vendons au même prix qu’avant».

«L’artisanat de la ville est mort et enterré.»

Artisan crie famine
Se levant sans prévenir, Lahcen nous propose d’aller à la rencontre des babouchiers, ses clients. Le quartier des kharrazine est quasiment vide. Quelques échoppes sont en réfection depuis un moment, mais la plupart restent inexploitées. Lahcen nous emmène chez Hassan Laftouh, 64 ans: «J’ai travaillé ici depuis l’âge de 7 ans. J’ai tout fait, du service de thé jusqu’à la fabrication de babouches. J’ai cinq enfants qui ont tous fait un autre métier. L’un d’eux a même fait des études en journalisme… Maintenant, il essaye de pousser vers un Master. Mais ce n’est pas facile pour lui. La corporation des babouchiers comptait il y a quelques années plus de 800 personnes. Aujourd’hui, il en reste moins de 40. Le quartier des kharrazine compte plus de 560 échoppes. Seules quelques dizaines sont encore ouvertes, alors que dans les années 80, il nous arrivait de louer des chaises à des ouvriers pour qu’ils puissent travailler in situ tellement la demande était importante. Aujourd’hui, comme vous le voyez, il n’y a ni travail ni touristes». Effectivement, durant l’après-midi que nous avons passé avec les artisans, nous avons été les seuls «touristes» à visiter l’endroit.
«Cette ville manque de concept, nous lance un des fils d’Hassan Laftouh qui suivait la conversation d’un œil méfiant. Il n’y a pas de marketing, aucune valorisation du travail de bonne facture. Et ce n’est pas prêt de changer car les «Moul’ Choukkara» contrôlent tout. Ils ont les moyens de donner une grosse commission aux guides pour qu’ils ramènent les groupes de touristes directement dans leurs magasins. Eux, ils ne sont même pas artisans. Ils achètent les plus belles pièces chez les Maâllems au prix qu’ils veulent, parce qu’ils savent bien qu’ils crèvent la dalle. Ici, la babouche se vend à la criée à 60 dirhams la pièce, alors qu’elle peut coûter plus. Nos parents acceptent parce qu’ils n’ont pas le choix et qu’ils ont été éduqués à se contenter de peu».
Un peu plus loin, c’est le quartier des tailleurs, Abdelaziz Andaloussi (qui nous a été présenté par Hassan) est assis à même le sol avec une djellaba en sfifa entre les mains, dans une échoppe faisant moins de 2 mètres carrés. L’homme de 57 ans et père de trois enfants, qui nous regardait quelques secondes avant d’un œil distrait, se lâche: «Avant, dans ce quartier, il y avait plus de 70 échoppes qui tournaient à plein régime. J’ai commencé à 2,5 dirhams par mois dans les années 60 quand j’étais apprenti. Puis j’ai travaillé à 30 dirhams la semaine chez un maâllem. Quand je me suis mis à mon compte, je facturais 500 dirhams par djellaba. Quand j’ai eu mes enfants, il m’arrivait de travailler jour et nuit pour subvenir à leurs besoins. Je prenais du travail chez mes collègues que je leur facturais à 120 dirhams la djellaba. Cela m’a permis de faire grandir mes enfants et de les envoyer à l’école. Aujourd’hui, avec ce métier, je gagne moins de 20 dirhams par jour. Depuis l’Aïd, j’ai touché 400 dirhams pour une djellaba que j’ai cousue. Ici, notre activité est saisonnière. Nous travaillons beaucoup plus l’hiver que l’été. Et de moins en moins. Les gens trouvent des djellabas toutes faites pour seulement 170 dirhams. Qu’est-ce qu’ils ont à faire de notre artisanat? A ce rythme, on va tous disparaître. Mais avant, on se retrouvera à faire la manche…»
Une situation alarmante qui ne fait pas réagir outre mesure. Pour les besoins de ce reportage, nous avons pris contact avec toutes les autorités de la ville, du wali au maire, en passant par le CRI, le CRT, quelques élus de l’opposition… Aucun n’a daigné nous accorder d’entretien ni encore moins envoyer de la documentation. Un laisser-aller qui frise le je-m’en-foutisme dans une région littéralement sous tension.

La lanière et le pacha.

Pour illustrer leur misère, les artisans de Tétouan connaissent tous une légende qui date des années 50. Le Khalifa du Sultan Moulay Al Hassan avait nommé un nouveau pacha, le Pacha Aâchâach. Celui-ci, ne connaissant pas la ville et ses mœurs, s’était vu ramener par les Mokhazni deux artisans qui s’étaient battus jusqu’au sang. S’enquérant de la raison de la dispute, on lui avait expliqué que c’était pour un outil utilisé pour immobiliser la babouche sur le genou de l’artisan afin qu’il puisse la coudre. Un des deux artisans accusait l’autre de lui avoir volé son outil de travail, l’autre estimait qu’il était injustement accusé. Piqué de curiosité, le pacha leur ordonna de ramener l’outil en question pour qu’il puisse mener son enquête. Se rendant compte que l’objet de la violente dispute était en fait une vieille lanière en cuir complètement usée, ce qui prouvait l’indigence de ces travailleurs, il ordonna de les relâcher tout en donnant ses instructions pour que les autorités distribuent un pain par artisan tous les jeudis. Une subvention qui ne s’est arrêtée que très récemment…