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Comment soulager la classe moyenne ?

Débat juillet 2018

Comment soulager la classe moyenne ?

Sous pression fiscale, livrée pieds et points liés au secteur privé médical et scolaire, la classe moyenne est en situation de souffrance perpétuelle. Véritable moteur de la consommation et pilier de la production de richesse, le Maroc ne peut pas se permettre le luxe de sa paupérisation et tout doit être fait au contraire pour la soulager. Deux économistes experts de la classe moyenne, Adnane Benchekroun et El Mehdi Fakir, décortiquent la situation pour EE.

Le boycott de certains produits de consommation a mis en lumière la souffrance de la classe moyenne marocaine. Quelle est votre lecture?
AB: Début avril, avant le lancement du boycott, le Conseil national du parti de l’Istiqlal s’est réuni car il avait des remontées d’informations énormes sur le malaise économique et social. Il a donc décidé de passer dans l’opposition. Juste après, le peuple marocain a eu l’idée de génie d’inventer une nouvelle forme de protestation: le boycott. Nous nous sommes donc intéressés à la racine de ce phénomène et nous avons proposé des solutions à cette problématique sociale et politique. Nous avons réagi rapidement en proposant une Loi de finances rectificative. L’idée principale était de dire que le pouvoir d’achat a été touché et qu’il fallait des mesures immédiates de sortie de crise.
Concernant la lecture du phénomène du boycott, je peux vous démonter qu’il est purement politique, économique, social, sociétal et aussi organisationnel. En fait, ce boycott est probablement un mix de toutes ces visions. Chaque partie prenante va devoir pondérer ses réflexions par rapport à la conjoncture actuelle. Car nous savons arrêter une grève quand elle émane d’un syndicat, mais on ne sait pas arrêter un boycott quand c’est tout un réseau social qui est derrière. Nous ne savons ni quand ni comment il se terminera.
EMF: Je pense que le phénomène du boycott est une manifestation claire du mécontentement de la classe moyenne. C’est plus que louable dans le sens où c’est une manifestation de la volonté de l’opinion publique en général. Malheureusement, ce qui a été regrettable c’est l’allure, la portée et la déformation qu’a connues ce boycott. J’aurais souhaité qu’il ne soit pas orienté vers des marques, mais plus vers des produits. Il a aussi été accompagné par une campagne personnalisée dans le sens où elle visait des personnalités publiques. Ce qui a créé un amalgame et des réactions négatives de part et d’autre. En tant que manifestation du mécontentement de la classe moyenne, ce boycott a mis en évidence le malaise chez cette catégorie de la population, qui s’avère être de plus en plus sous pression, dont le pouvoir d’achat subit lui aussi de plein fouet d’énormes pressions. Nous remarquons également qu’il y a un malaise économique général du côté des entreprises, mais nous parlons peu du malaise que connaît la classe moyenne. Il est donc tout à fait normal qu’elle exprime sa souffrance! Il est donc impératif de capter les signaux de ce boycott, afin qu’il soit bien analysé. Dans une certaine mesure, cette campagne a été instrumentalisée à des fins politiques. En fait, jamais ce boycott n’a été analysé par l’élite de façon à exprimer de vraies solutions. Car au-delà de la revendication de la baisse des prix, la classe moyenne doit être entretenue, car elle est la garantie et la base de la sécurité de toute une économie. Il faut donc profiter de cette campagne pour entamer une réflexion en vue d’instaurer un vrai pacte social au Maroc.

C’est la classe moyenne qui appuie le développement socio-économique par la consommation intérieure.

A votre avis, qu’a révélé cette campagne de boycott?
AB: Il y aura probablement dans notre pays un avant et un après-boycott. J’imagine que des thèses seront rédigées sur ce sujet à l’avenir. Au niveau politique, c’est une révolution dans le sens où le boycott a fait la démonstration qu’on peut ubériser la classe politique. Les manifestants se sont passés des partis politiques, des syndicats et de la société civile, et ont réussi leur opération. Sur le plan du marketing, les réseaux sociaux ont démontré qu’on peut facilement tuer la réputation de trois marques! Ceci poussera donc les entreprises à repenser, réellement cette fois-ci, leur e-réputation. Le boycott n’est pas un évènement isolé, il fera bouger les lignes au niveau de la communication, car on s’est aperçu qu’on ne connaît pas vraiment les enjeux de la communication de crise. Tout ceci est nouveau pour le paysage national. 2018 marquera le vrai début de la transformation digitale du pays. Je prends même un pari risqué en disant que cette année va être également une année de «dégagisme» d’un top management qui n’est pas en phase avec les exigences de la société marocaine. Le privé et le public vont certainement ajuster leur réflexion à cette nouvelle génération.
EMF: Aujourd’hui, c’est la lecture de ce boycott qui est compliquée car elle est multidimensionnelle. Encore faut-il l’avouer, les entreprises au Maroc ont toujours négligé le risque d’image et elles ne l’ont jamais pris au sérieux. Le pire c’est que les signaux lancés au début du boycott ont été très négatifs. Tout le monde a été pris de court! Les entreprises doivent prendre très au sérieux ce phénomène et les pouvoirs publics doivent apporter des solutions claires. Cette campagne a révélé l’absence des instantes de médiation. C’est cette fracture entre la base et l’élite, cette distance entre le peuple et les institutions qui sont donc révélées. Pour pallier ces points négatifs, les réponses fournies par l’Etat devront être convaincantes. Mais où est cette élite? Les instances de médiation doivent changer, les partis politiques doivent aussi changer leur discours. De plus, il est insensé qu’un conseil consacré par la Constitution n’honore pas sa mission sous prétexte que ses dirigeants n’ont pas été nommés. Ces instances doivent réagir! Il faut bien le comprendre, ce n’est pas juste une question de revendications pour la baisse des prix de quelques produits de consommation, le malaise va au-delà! Il faut savoir bien lire les enseignements de ce boycott, qui devraient être analysés. Il ne faut pas partir sur des pistes de fragilisation qui risquent de déstabiliser le front interne.

Quelle est votre définition de la classe moyenne?
AB: La classe moyenne, quelle que soit sa définition, selon le HCP, selon la Banque mondiale, selon le ministère de l’Habitat… représente en premier lieu le socle du développement et de la stabilité d’un pays. Pour le parti de l’Istiqlal, la définition de la classe moyenne n’est pas académique. Pour nous, elle représente la tranche de population ayant un revenu entre 8000 et 24.000 DH par ménage et par mois, donc cela équivaut à seulement 15% des ménages au Maroc. Nous avons en fait une lecture politique, liée au modèle de développement qu’on aimerait proposer. Car dans la logique, tout gouvernement et tout modèle de développement doivent œuvrer pour la classe moyenne. Pour nous, la classe moyenne c’est la population qui est capable d’épargner. L’objectif est donc de transformer en une génération les 15% des ménages de classe moyenne existants en 50%. Nous pensons que c’est faisable! Ceci sera possible à travers l’amélioration des services de santé, de transport, d’enseignement… Bref, un modèle de développement plus clair. Car, Sa Majesté l’a bien dit, l’actuel modèle a montré ses limites.
EMF : Pour moi, c’est la classe moyenne qui appuie le développement socio-économique par la consommation intérieure. Toute classe créatrice de richesse, travailleuse, qui permet de consommer et faire bouger la machine économique, est une classe moyenne. Maintenant, je rejoins M. Benchekroun pour dire qu’il y a toujours des définitions statistiques faites par les institutions. Mais aujourd’hui, les différentes écoles économiques nous ont démontré qu’on peut réaliser de la croissance à travers deux voies: soit par la consommation intérieure soit par l’exportation. Le Maroc dispose d’un modèle de développement qui repose sur la consommation intérieure et une agriculture dépendante de la pluviométrie. Ce qui veut dire que le pays doit absolument entretenir sa classe moyenne. Car c’est une question simple de sécurité intérieure: la classe moyenne est la garantie de la stabilité générale. Il faut également l’immuniser et la protéger, dans le sens où le boycott nous a démontré que la classe moyenne souffre, qu’elle est tellement vulnérable à un discours parfois populiste. C’est cela qui est dangereux!

Que faut-il changer à votre avis?
EMF: C’est la première fois qu’on parle de pacte social, ce qui veut dire que le développement économique du pays n’est pas seulement une question de chiffres. Maintenant, on commence à penser large. Voilà pourquoi l’Etat tarde à fournir des réponses explicites, car le sujet est encore plus important, il nécessite un consensus, encore plus une entente sur le plan général pour arriver à des réponses qui vont satisfaire tout le monde. Sinon, nous allons continuer dans l’erreur consistant à naviguer en marge des attentes de la classe moyenne. Pour pouvoir arriver à entretenir cette classe, il faut en premier lieu de nouvelles idées fraîches.
AB: Avant tout, il faut savoir qu’il y a deux choses qui posent problème au Maroc. En premier lieu, les opérateurs n’ont plus confiance pour investir dans le pays. Les PME-PMI n’arrivent toujours pas à décoller pour pouvoir créer plus de richesse. Il y a également des chantiers ouverts qui ne donnent pas de signaux positifs de développement. Citons ici plusieurs exemples parlants comme les chantiers de l’enseignement et de la régionalisation avancée. Ça veut dire que le ménage ne croit plus à l’ascenseur social. Il faut absolument rétablir la confiance chez les acteurs économiques pour qu’ils continuent à investir et l’espoir chez les ménages marocains moyens pour qu’ils croient en l’avenir de leur descendance. Pour cela, il faut un gouvernement qui passe aux actes.

Les débatteurs
Adnane Benchekroun (AB): Ingénieur informaticien, également membre du Comité central du Parti de l’Istiqlal, vice-président de l’Alliance des économistes istiqlaliens et cofondateur de Startup Maroc.
El Mehdi Fakir (EMF): Directeur-Associé chez AdValue  Audit  &  Consulting  Group, il est expert-comptable,  économiste, consultant et également expert en géostratégie et risk management.

«Le Boycott a démontré que la classe moyenne est vulnérable à un discours parfois populiste», Fakir.

Quel rôle peuvent jouer l’élite et les pouvoirs publics pour alléger la classe moyenne?
EMF: Il faut savoir que les élites ont historiquement pu permettre de faire plier le temps aux impératifs de développement socio-économique. Je suis donc d’accord avec M. Benchekroun quand il dit que la classe moyenne est un vivier de la nation. Elle permet de produire de la richesse pour le pays. Mais elle est également capable de créer une élite. Toutefois, l’élite marocaine aujourd’hui distribue des indulgences. Il faut créer une élite constructive, qui produira de nouvelles idées, qui sera capable de confectionner un nouveau modèle de développement que ce soit sur le plan sociétal ou politique. Je ne pense pas que nous allons avoir une énième chance de nous rattraper, c’est le moment de le faire. Preuve en est, durant les 10 dernières années, les politiques publiques ont été caractérisées par l’urgence et l’accélération. Comment voulez-vous que le peuple puisse y croire? Aujourd’hui, cette campagne de boycott aura le mérite d’interpeller l’élite au sens large du terme. C’est le consensus et l’entente générale qui feront bouger notre pays. Car attention, nous allons rapidement être rattrapés par une nouvelle génération de problèmes, notamment le vieillissement de la population qui va encore mettre l’Etat et les structures sociales sous pression. Donc où va-t-on? Sortons de cette approche procédurale. Nous avons créé un clergé intellectuel qui est malheureusement en déconnexion profonde avec la réalité du pays. La conséquence c’est que la société s’est repliée sur elle-même. Aujourd’hui, ce sont uniquement les bonnes volontés qui vont sauver notre pays. Le discours de Sa Majesté du 13 octobre dernier a été très clair, il n’a pas parlé de modèle économique, mais de modèle de développement. Dans ce dernier, il y a le pilier du modèle sociétal qui se doit d’être basé sur la productivité, sur le patriotisme et la confiance… Il faut que les Marocains reprennent confiance en leur pays.
AB: Concernant l’analyse de l’élite, cette dernière n’a pas su porter un message positif de la conjoncture actuelle. Car face à cela, la société fait un repli identitaire. Le Maroc a une chance inouïe, celle de la stabilité. Tout y est pour pouvoir aller de l’avant. Nous nous confrontons donc à un problème d’élite et de courage politique qu’il faudrait dépasser. L’espoir du Maroc n’est pas l’élite actuelle. Il est impératif qu’elle comprenne qu’elle doit passer la main à une nouvelle élite. Notre mission est  de passer le relais et c’est à la nouvelle génération de capitaliser et jouer son rôle dans ce nouveau monde de réseaux sociaux et de technologie avancée.