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La télévision à l’agonie

Enquête juillet 2017

La télévision à l’agonie

Ayant raté sa libéralisation et le virage technologique, le pôle audiovisuel public semble dépassé. 

6,4%! C’est le score d’audiométrie qu’a réalisé la première chaîne nationale de télévision Al Oula durant le mois de Ramadan. Habituellement, le mois où les Marocains regardent le plus la télévision. Un score qualifié de plus bas historiquement après une «performance» de 10% de l’audimat l’année dernière. En moyenne annuelle, la chaîne de la rue Elbrihi à Rabat n’attire pas plus de 15% de l’ensemble des téléspectateurs marocains. La palme revient encore une fois cette année à Soread-2M, qui a pulvérisé son record avec près de 66% de l’audimat. La chaîne quasi privée (financée à près de 93% par la publicité) dame encore une fois le pion au bouquet de la SNRT. Cette concurrence, bien qu’ancienne, s’exacerbe pendant chaque Ramadan, où les Marocains sont captifs devant leur petit écran au moment du Ftour (prime time).

Les Marocains font plus confiance aux chaînes satellitaires arabes

Crise de confiance
Pourtant, malgré cette concurrence apparente, notamment pour pouvoir s’accaparer le marché publicitaire, les chaînes du pôle public n’arrivent pas à intéresser les Marocains durant toute l’année. Ainsi, en moyenne annuelle, plus de la moitié des Marocains regardent les chaînes étrangères, selon les études d’audiométrie demandées par la Haute Autorité de la Communication et de l’Audiovisuel (HACA), régulateur du secteur. Pire, selon l’étude «Lien social au Maroc: Quel rôle pour l’Etat et l’ensemble des acteurs sociaux?», réalisée  par l’Institut royal des études stratégiques en 2012, le niveau de confiance des Marocains dans leurs chaînes nationales est très faible. Ainsi, les personnes sondées affirment qu’elles font plus confiance «aux chaînes arabes, captées par satellites (41,5 %) qu’aux chaînes nationales 2M (36%) et TVM (33,8%)». Un vrai problème de politique publique! Et cette confiance n’est sûrement allée en grimpant surtout au vu du niveau de la couverture des grands débats qui traversent la société marocaine et le niveau proximité et de pluralité au sein du pôle public marocain. Une réalité rappelée par la fabrication d’images pour illustrer les évènements d’Al Hoceima en juin dernier ou tout simplement en ne pas les couvrant, préférant parler de mouvements sociaux au…Venezuela. «Avec une ligne éditoriale pareille, ou une absence de ligne éditoriale, il est normal que les Marocains perdent confiance dans leur télévision et vont chercher ailleurs», analyse un professionnel du secteur ayant requis l’anonymat.
En effet, après plus de 12 ans de libéralisation du secteur, les performances du pôle public sonnent plus comme un constat d’échec de la politique de libéralisation censée, justement, garantir le pluralisme. «Qui dit libéralisation, dit avant tout pluralisme qui se mesure selon les critères suivants. Le pluralisme interne, mesuré à l’aune de la représentativité à l’antenne des divers courants de pensée qui traversent une société et le pluralisme externe mesuré par le nombre et la diversité de l’offre de chaînes et de supports», explique Hicham Madacha, professeur universitaire et ancien cadre à la HACA. Et notre expert en médias d’ajouter: «Avec l’absence de ce pluralisme, les gens recherchent des alternatives, soit sur internet, soit sur les chaînes étrangères».
«Cette pluralité devait aussi être garantie par la fin du monopole public sur la télévision via deux canaux: d’une part le rassemblement du pôle public sous la forme d’un holding et, d’autre part, par les vagues de licences censées ouvrir le champ à des chaînes privées. Jusqu’à aujourd’hui rien n’a été fait dans ces deux cas; aucune chaîne privée n’a été autorisée, en dehors de Médi1 TV avec les difficultés que tout le monde connait», pointe un professionnel du secteur sous le seau de l’anonymat.

«Avec l’absence de pluralisme, les gens recherchent des alternatives ailleurs»

Libéralisation bloquée
C’est en 2009 que semble s’être arrêté le processus de libéralisation des ondes nationales pour la télévision marocaine. En effet, c’est à cette date que le Conseil supérieur de la communication audiovisuelle (CSCA) dépendant de la HACA avait décidé, après délibération, de ne délivrer aucune licence de télédiffusion, malgré un appel d’offres lancé en 2008. Evoquant «la dégradation de la situation publicitaire ainsi que la crise traversée par Médi1Sat (actuelle Médi1tv) et le risque encouru pour le secteur dans son ensemble pouvant compromettre l’équilibre et la viabilité des opérateurs audiovisuels publics et privés existants», le Conseil ayant lui-même recommandé l’ouverture de nouvelles chaînes en 2006 met un point final à ce processus. Pourtant, plusieurs opérateurs privés avaient déposé des demandes de licences dont le groupe Finance Com et Akwa. Des groupes eux-mêmes gros annonceurs. «C’était surréaliste», se souvient un grand producteur de contenu pour la télé. L’Etat a délibérément entravé la liberté d’entreprendre dans le secteur. Puisque ce sont des opérateurs privés qui sont venus avec des business plan solides, pourquoi ne pas les laisser tenter leur chance?», s’interroge notre professionnel.
«L’Etat considère la télévision comme son outil idéologique. Tant qu’il la contrôle il croit contrôler l’image. Or, c’est une erreur de croire ça au temps du satellite et d’internet», analyse Madacha. Sans nier la difficulté économique du secteur, notre expert explique que «le facteur politique a été plus déterminant que le facteur économique, même si c’est un facteur essentiel mais il n’a pas été aussi important dans ce cas puisque ce sont des investisseurs privés qui étaient prêts à entrer dans le secteur avec leurs moyens et leur savoir-faire». Avant d’ajouter: «Si l’Etat se préoccupe des facteurs économiques, pourquoi le principal financier du champs médiatique qu’est la publicité n’a pas été structuré depuis?». En effet, selon notre chercheur, le secteur de la publicité «n’est pas stable, il n’est pas organisé et n’est pas réglementé» en plus de ne pas être très transparent, ce qui empêche son développement et celui de l’écosystème audiovisuel autour. Ne serait-ce que pour le volet juridique notre expert soulève le frein de la multiplicité des régimes juridiques puisque la publicité est dépendante de plusieurs types de droit, comme le droit commercial, le droit de la presse, le droit de la communication, etc. «Cette multiplicité ne prend pas en considération les spécificités du secteur, sa mission d’intérêt général et ne permet pas non plus le développement d’un modèle économique pérenne pour le secteur audiovisuel».

Un modèle à redéfinir
Blocages politiques donc, mais aussi blocages économiques dans la mesure où les télévisions publiques sont dépendantes de la publicité et entrent en concurrence avec les projets privés en termes de recettes publicitaires. Le modèle de financement du pôle publique marocain est ainsi un modèle mixte. D’une part, les subventions de l’Etat et, d’autre part, la publicité. Or, «permettre à des chaînes privées indépendantes de concurrencer les chaînes publiques reviendrait à les condamner à mourir au vu de la faiblesse de leur attraction mesurée via l’audiométrie», nous confie un producteur de contenu. Une situation nuancée par le conseil de la concurrence qui a publié, en 2013, un rapport passé quasiment inaperçu. «L’analyse des parts d’audience montre le besoin de création de nouvelles chaînes de télévision marocaines qui seraient attractives pour les parts d’audience marocaines occupées par les chaînes étrangères. D’où, l’ouverture du marché de la télévision aux initiatives privées et à la concurrence qui s’avère donc, comme une nécessité», souligne le dernier opus publié par le Conseil en 2013. Mais quid de la mission de service public si toutes les chaînes adoptent un modèle consumeriste? Un débat qui reste toujours d’actualité avec l’ouverture de la nouvelle chaîne satellitaire de Rachid Niny, qui affirme cibler 30% de l’audience dans les trois mois après l’entrée en plein régime de Télé Maroc (Voir Interview, p. 22). «Avec la surproduction qui est en train de se faire au niveau des boites de production à cause du goulot d’étranglement qu’impose le monopole détenu par les chaînes publiques sur la diffusion, on assistera sûrement à la multiplication d’initiatives du genre ou de web télévisions», prédit un producteur de la place. Et d’ajouter: «Aujourd’hui, je connais des productions marocaines vendues à l’étranger, notamment en Algérie car elles n’ont pas été retenues lors des appels d’offres des chaînes marocaines. En imposant un modèle basé sur la demande et non l’offre, les chaînes publiques et leurs cahiers des charges encouragent non seulement la médiocrité mais aussi la surproduction». En effet, un regard rapide sur les appels d’offres montre le peu de cas qui y est accordé pour encourager la qualité du service public (voir facsimilé ci-dessus) tout en favorisant la surproduction de concepts. Avec plus de 20 millions d’internautes en 2016 et 50% de l’audimat qui s’oriente ailleurs, toutes les conditions sont aujourd’hui réunies pour voir les marocains déserter de plus en plus les contenus proposés par les chaînes nationales et répondre à leur besoin d’information et de divertissement. Loin du contrôle de l’Etat et des politiques publiques du secteur.