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Saâd Sebbar|Administrateur directeur général de Lafarge Maroc

Interview juillet 2013

Saâd Sebbar|Administrateur directeur général de Lafarge Maroc

Etre à la tête du premier cimentier du pays n’est pas une mince affaire. Saâd Sebbar, premier ADG marocain de Lafarge Maroc, ne semble pas douter une seconde de sa capacité à relever ce challenge. Il détaille ici sa vision et revient sur la décision de construire une nouvelle cimenterie dans un marché en surcapacité.

La conjoncture est aujourd’hui difficile pour votre secteur. Vous confirmez ?
La conjoncture est difficile dans de nombreux secteurs d’activité en ce moment et le secteur de la construction n’y échappe pas. En 2012, le marché du ciment a enregistré une baisse de 1,6%. C’est la première fois depuis au moins dix ans que l’on observe une croissance négative. De mémoire, la croissance la plus basse était de +0,4%. Il faut dire que le marché marocain est un marché très volatil, avec des augmentations et baisses de la croissance peu prévisibles. En effet, outre les agrégats macro, la consommation de ciment varie aussi en fonction de paramètres exogènes comme la pluviométrie ou bien encore les élections.

Comment s’annonce l’année 2013?
En cette fin de premier semestre, il est encore difficile de se prononcer sur des prévisions pour la fin de l’année. Le marché du ciment est en baisse d’environ 14% à fin mai 2013 alors que nous avions connu une croissance à deux chiffres à fin mai 2012. De ce fait, il est encore difficile de faire la part de la baisse qui est conjoncturelle de celle plus structurelle. D’un côté, on observe l’impact de la crise en Europe, des problèmes de liquidités, de la baisse des investissements publics… et, de l’autre, la perspective d’une bonne saison agricole, de grands projets qui avancent comme la LGV ou le port de Safi et des besoins en matière de logement encore loin d’être satisfaits.

Quel a été l’impact de l’entrée sur le marché de nouvelles capacités de production ?
L’arrivée de nouvelles capacités de production a créé une surcapacité qui a fortement perturbé le marché. Cela a généré une course effrénée à la part de marché qui a déclenché une forte baisse des prix. Mais cette crise nous a amenés à revisiter notre business model en développant une stratégie axée sur l’innovation et la différenciation. Nous restons cependant le leader incontesté du secteur avec près de 36% de parts de marché et nous ne comptons pas en rester là.

Vous dites que la demande est toujours là. Ce n’est pas ce que semblent avancer les différents indicateurs officiels sur la stagnation des prix immobiliers, la baisse des crédits distribués, de la croissance du PIB, sans parler des coupes dans le budget d’investissement de l’Etat.
Vous savez, le béton est la deuxième matière la plus consommée au monde après l’eau! Et depuis près de 200 ans on n’a pas encore trouvé meilleur matériau pour satisfaire les besoins en construction de l’humanité. Au Maroc, à moyen terme, les besoins aussi bien en matière de logement que d’infrastructures restent importants. Le plus difficile est de prévoir la reprise.

Mais le marché est déjà en surcapacité, comme vous dites. Dans ce contexte, pensez-vous que la décision de construire une nouvelle cimenterie est appropriée ?
La future usine de Taroudant est un projet qui devait voir le jour il y a plus de deux ans. Au vu de la surcapacité du secteur, nous avions préféré reporter le calendrier du projet. Aujourd’hui, je pense que les conditions sont réunies pour relancer ce projet. Le dispositif industriel de Lafarge Maroc était saturé à près de 85% en 2012, il nous faut donc retrouver de la marge de production. 

Elle servirait peut-être à attaquer le marché africain ?
C’est possible, mais d’une façon très occasionnelle. Lorsqu’un opérateur investit dans des capacités de production c’est tout d’abord pour le marché national. Quand il a de la surcapacité, il peut alors chercher à exporter pour amortir ses frais fixes et couvrir ses charges financières. Malheureusement, le ciment marocain n’est pas compétitif à l’export. Le coût de l’énergie calorifique ou électrique, qui représente 60% de nos coûts variables, est très élevé et les ruptures de charge trop nombreuses augmentent les coûts d’accès aux ports. Le plus souvent, les cimentiers des pays durablement exportateurs ont à la fois accès à une énergie bon marché et ont construit leurs usines «sur l’eau» c’est-à-dire avec un port intégré.

Et l’installation en propre dans ces pays ?
Lafarge Maroc bénéficie déjà de la présence du Groupe Lafarge dans 15 pays africains avec 23 cimenteries.

Parlons d’énergie. Vous êtes pionnier en matière d’autoproduction d’énergie électrique. Quel niveau d’économie réalisez-vous à travers cela ?
En effet, l’usine de Tétouan a été la première cimenterie au monde à se doter d’un parc éolien en propre pour ses besoins en énergie électrique. Aujourd’hui, elle subvient, en propre, à 70% de ses besoins. Le différentiel de coût entre l’énergie qu’elle produit en propre et le kWh acheté à l’ONE est de l’ordre de 20%. Au niveau de l’ensemble de Lafarge Maroc, nous avons l’ambition que 50% de notre consommation électrique soit d’origine éolienne. Nous travaillons aussi sur la substitution des combustibles fossiles par des sources alternatives (grignon d’olives, huiles usagées, pneus déchiquetés, déchets ménagers…).

Quelles stratégies comptez-vous adopter au cas où la baisse de régime continue au-delà de 2013?
L’objectif de Lafarge Maroc est de sortir renforcé de cette période difficile. Nous ne voulons plus dépendre uniquement de la croissance des volumes du marché et nous voulons miser davantage sur l’innovation en collant mieux aux besoins de nos clients directs et des utilisateurs finaux. Il s’agit en fait de ne plus être simplement un fournisseur de matériaux mais de devenir un fournisseur de solutions. En agissant de la sorte, nous répondons à des problématiques spécifiques (délai de réalisation, coût de construction, qualité de construction, …) de notre clientèle et nous nous positionnons en partenaire de référence des acteurs de la construction.
Par exemple, nous développons des solutions constructives pour les murs comme Lafarge Coffor qui permet de réaliser un mur en béton 3 fois plus vite qu’un mur traditionnel avec une qualité et une durabilité irréprochables. Ainsi, dans cet exemple, nous ne vendons pas le m3 de béton mais le m² de mur avec un certain nombre de caractéristiques de qualité, de résistance et d’isolation thermique et acoustique. De même, nous proposons des solutions esthétiques telles que les dallages colorés avec une large gamme de motifs. Dans ce cas aussi, cette solution est vendue au m2 posé et non pas au m3, ce qui donne au client un gage de qualité. Comme vous le voyez, notre objectif est d’innover, de monter en gamme à travers des solutions constructives et de nous impliquer qualitativement aussi bien en aval qu’en amont dans le processus de construction. Nous pensons qu’un tel besoin est en train de prendre de l’importance au niveau du marché et nous comptons l’accompagner. Innover ne veut pas dire que cela coûte plus cher à nos clients. Nos solutions innovantes ne sont pas uniquement destinées aux villas et autres bâtiments de haut standing, certaines sont tout à fait accessibles pour des segments de moyen de gamme et de social. A ce titre, nous venons de décrocher un projet de logement social avec la solution Lafarge Coffor.
L’innovation se fait également au niveau des services rendus à nos clients, notamment pour faire en sorte que leurs camions attendent le moins possible en usine et en nous engageant également sur des tranches horaires de livraison grâce à un système très évolué de rendez-vous et de pilotage par GPS des camions.

Mais l’essentiel de votre activité reste quand même la vente de ciment. Pensez-vous que le redéploiement vers des créneaux plus élaborés pourra combler la baisse d’activité sur ce matériau ?
En effet, développer des solutions constructives innovantes ne veut pas dire que nous ne continuerons pas à produire et vendre directement du ciment, des bétons, des granulats ou du plâtre qui restent notre socle fondamental. Lorsque j’explique en interne notre nouvelle orientation, j’insiste bien sur l’importance et la robustesse de ce socle industriel sans lequel nous ne pourrions pas, aujourd’hui, explorer de nouveaux relais de croissance. Il s’agit d’abord de renforcer et de continuer à développer les fondamentaux de notre activité tout en enclenchant une dynamique nouvelle axée sur l’innovation et la différenciation. Dans ce sens, nous avons communiqué en mai dernier sur une notre nouvelle ambition : «Construire des villes meilleures». Pour contribuer à rendre les villes meilleures, nous avons retenu cinq axes : des villes plus accueillantes, plus durables, plus compactes, mieux connectées et plus belles. Pour chacun de ces axes nous proposons des solutions adaptées. Pour des villes plus accueillantes, nous intégrons la préoccupation du logement pour tous et notamment du logement abordable, comme à Tanger où nous avons accompagné un programme de lotissement social avec une centrale à béton mobile et ainsi participé à la construction de quelques 4.500 logements sociaux. Pour des villes plus durables, nous voulons prendre en compte l’impact environnemental de la vie même des bâtiments. Pour cela nous travaillons sur des formules de matériaux permettant une meilleure efficacité énergétique des bâtiments tout en veillant à la préservation des ressources en eau. En rapport avec ce thème, nous allons créer au Maroc le troisième laboratoire au monde du Groupe Lafarge dédié au développement de la construction. Il s’agit pour Lafarge Maroc de développer en partenariat avec les promoteurs, les entreprises de BTP, les architectes ou les universitaires, les solutions qui s’adaptent le mieux au climat et aux modes de vie de notre pays. Pour des villes plus compactes évitant l’étalement urbain, nous disposons de bétons spéciaux répondant aux exigences des constructions en hauteur les plus ambitieuses. Pour des villes mieux connectées, nous avons une offre étendue pour la construction de routes, d’aéroports, de gares, de ponts, ou encore de tunnels. C’est dans ce sens que pour la construction du tramway de Casablanca, notre gamme de bétons décoratifs Artevia a permis de transformer une plateforme fonctionnelle en béton en un véritable aménagement urbain esthétique et durable. Et enfin, pour des villes plus belles, nous proposons des solutions qui permettent de libérer la créativité et la performance architecturales. C’est le cas avec le béton architectonique blanc du Pont Moulay El Hassan à Rabat ou encore avec le moucharabieh en Ductal de la façade de l’Aéroport Rabat-Salé, qui offre ainsi le même aspect esthétique que le métal mais avec une durabilité autrement plus élevée. Ainsi la gamme des solutions constructives que l’on peut développer avec l’appui du Groupe Lafarge est très large, car nous disposons, près de Lyon, du premier centre de recherche au monde sur les matériaux de construction. De plus, nous avons la chance de pouvoir nous appuyer sur l’expérience du Groupe en termes de mise en œuvre dans de nombreux pays aussi bien émergents que matures.

Mais en attendant que votre plan se mette en marche, les coûts dus à la baisse d’activité ne cessent d’augmenter. Combien vous coûte un four à l’arrêt ?
Je tiens tout d’abord à préciser que nous n’avons pas de four à l’arrêt. Notre outil de production comme je l’ai déjà précisé tourne à près de 85% de ses capacités alors que la moyenne du secteur est en deçà de 80%. Ceci dit, la maîtrise des coûts reste une obsession permanente. Notre performance à court et moyen termes en dépend.

Est-ce que dans le registre des relais de croissance, la piste du ciment dans les autoroutes n’est pas à explorer avec plus d’insistance ?
En effet, les études montrent que la construction de routes et autoroutes en ciment revient globalement moins cher que l’utilisation de l’asphalte. Quand je dis globalement, c’est en incluant les coûts d’entretien dans la durée. Au début des années 2000, la profession avait signé une convention avec le ministère de l’Equipement pour promouvoir l’utilisation du ciment dans les routes. Il faudrait certainement la réactiver.

Vous êtes le premier patron marocain de Lafarge au Maroc. Que ressentez-vous ?
Beaucoup d’émotion, notamment parce que je travaille avec des équipes que j’ai déjà connues quand j’étais directeur de l’Usine de Bouskoura avant d’être appelé à des responsabilités à l’international pour le Groupe Lafarge. Etre là, dans mon pays, à ce niveau, c’est certes un grand honneur mais aussi beaucoup de responsabilités.

Ce n’est pas un rêve qui se réalise ? Vous n’aviez pas en tête le premier jour où vous avez mis les pieds dans Lafarge qu’un jour vous pourriez en devenir le patron ?
Non, pas particulièrement. Vous savez, une carrière est faite d’opportunités qu’il faut savoir saisir. Parfois on a tout simplement la chance d’être au bon endroit, au bon moment, entouré des bonnes personnes qui vous soutiennent et vous poussent. J’ai eu cette chance mais ce ne sont pas des choses que l’on planifie. 

Le perfectionniste

C’est la première interview qu’accorde Saâd Sebbar à un journal de la place depuis qu’il est ADG de Lafarge Maroc. Marrakech, samedi, l’heure affiche 7h30 du matin. Il est là, cravaté, entouré de sa dream team: les directeurs financier, marketing et de communication. La quarantaine dépassée de quelques années à peine, le jeune loup du secteur cimentier marocain a le parcours déjà bien impressionnant. Après un bref passage dans le secteur financier, il entame une longue carrière chez Lafarge, fin 90-début 2000, en tant que directeur de la très importante usine de Bouskoura. Avant de se retrouver au Maroc, en 2012, il est patron de toute la zone Asie. La direction de la filiale en Grèce figure également sur son CV. Avec une telle expérience, Sebbar affiche une sérénité enviable. Cela ne l’empêche pas d’être très prudent côté com’. Après ce baptême Economie&Entreprises, on espère qu’il prendra goût à l’exercice journalistique marocain.